Magda Fahrni est professeure au département d’histoire de l’UQAM et membre du Groupe d’histoire de Montréal. Spécialiste de l’histoire du Québec et du Canada, qu’elle analyse à partir de perspectives s’inspirant de l’histoire des femmes, du genre, de la famille, des savoirs, de l’État, elle a publié plusieurs ouvrages, notamment Household Politics: Montreal Families and Postwar Reconstruction (2005), qui a remporté le prix Clio-Québec de la Société historique du Canada. Peter Gossage (U. Concordia), chercheur membre au CHRS, s’est entretenu avec elle à l’occasion du lancement de son plus récent ouvrage, Of Kith and Kin : A History of Families in Canada. Cet événement, organisé par le CHRS, a eu lieu au département d’histoire de l’UQAM le 2 juin dernier.
Peter Gossage (PG) : Of Kith and Kin : A History of Families in Canada a paru ce printemps chez Oxford University Press. Dans cet ouvrage, Magda Fahrni se penche sur l’univers intime de l’amour, du sexe, du mariage, de la parentalité, des âges de la vie et de la vie domestique dans l’espace nord-américain devenu éventuellement le Canada, et ce entre le 16e siècle et l’aube des années 2020. Il y a une attention soutenue à ce que j’appellerais la régulation sociale des familles au Canada, donc aux cadres moral, religieux, communautaire, légal, idéologique et institutionnel dans lesquels ces multiples générations de peuples autochtones et colonisateurs, dans toute leur diversité et tout leur dynamisme, ont bâti leurs relations personnelles les plus intimes et les plus importantes.
C’est un livre de synthèse à mon avis remarquable, qui offre une contribution à trois niveaux. Magda Fahrni raconte l’histoire de la famille comme institution sociopolitique fondamentale; celle des familles, de formes variables, ayant vécu sur ce territoire depuis cinq siècles; et c’est aussi une nouvelle narration de l’histoire du Canada à travers la lentille de la famille, qui nous interpelle tous·tes et qui fournit une manière originale et enrichissante d’aborder les grands enjeux de l’histoire canadienne et québécoise.
Pourrais-tu nous raconter la genèse de ce volume?
Magda Fahrni (MF) : Ce livre a été écrit en réponse à une demande de Oxford University Press, qui voulait une synthèse de l’histoire de la famille du Régime français jusqu’à nos jours. L’idée de la maison d’édition était d’avoir une synthèse qui pourrait être utilisée dans des cours universitaires portant sur la famille, sur l’histoire sociale, l’histoire des femmes, donc auprès d’un public étudiant.
Je n’ai pas hésité, j’étais intriguée par le défi d’écrire une synthèse. On m’a dit : « Prends tes notes de cours et fais quelque chose avec. » Je donne depuis 2002, à l’UQAM, un cours sur l’histoire de la famille au Québec, et non pas au Canada. Donc, j’ai pris mes notes de cours comme point de départ, mais j’ai dû ajouter beaucoup de choses à ces notes et lire autour. J’étais à jour dans mes lectures sur le Québec, mais il y avait de grands pans de l’historiographie sur le Nord, sur l’Ouest, où j’avais du rattrapage à faire. Mon idée, c’était de faire un livre qui retracerait l’évolution de la famille et des familles – c’est vraiment cette idée de la famille, mais aussi du vécu des familles au pluriel –, sur une longue période, sur cinq siècles, en tenant compte de la diversité des configurations familiales à chaque époque, en tenant compte du Québec, de ce qu’on appelle le Canada anglais, des histoires autochtones aussi – les histoires des Autochtones, mais aussi ces histoires publiées plus récemment par des historien·ne·s autochtones qui nous amènent à voir tout le reste autrement. Et donc, le défi que je me suis donné, c’était d’essayer de concilier au sein d’un même ouvrage ces différentes histoires sur une longue période. Et de montrer que la famille, que les familles ont toujours été en interaction avec d’autres institutions. Quand tu as dit que l’ouvrage offrait une histoire du Canada à travers la famille, je crois que c’est très juste parce que ce que je voulais surtout montrer, ce n’était pas la famille ou les familles en vase clos, mais vraiment comment les familles ont toujours interagi avec l’État, le système judiciaire, les Églises, le marché du travail, avec des institutions que vous connaissez bien au CHRS, les asiles, les hôpitaux… Ces institutions ont agi sur la famille, et la famille a répondu ou réagi.
PG : Dans cet ouvrage, tu évites les clichés, les manières trop rapides de résumer une expérience majoritaire. C’est toujours dans les nuances, dans la diversité de l’expérience. Je pense que c’est une des qualités de ce livre. Est-ce que c’est pour cette raison-là que la notion d’une famille contemporaine éclatée n’y figure pas? On entend souvent que les familles de nos jours sont plus éclatées, moins unies que celles d’il y a quelques générations. C’est une impression largement diffusée dans les médias, renforcée par certains écrits – je pense à Daniel Dagenais, en 2000, La fin de la famille moderne. J’aimerais t’entendre répondre à cela en tant qu’historienne.
MF : Ça fait partie des idées reçues qu’on rencontre chez nos étudiant·e·s. Les étudiant·e·s qui ne sont pas forcément en histoire arrivent dans mon cours et s’attendent à ce que ce soit une histoire heureuse jusqu’à environ 1970, quand tout éclate. Une partie de ma tâche pédagogique – et je pense qu’écrire une synthèse est aussi pédagogique –, c’est de montrer que c’est plus complexe que ça.
Je pense qu’il y a effectivement un moment de rupture dans les années 1970, mais c’est plutôt une rupture au niveau de l’acceptabilité sociale d’une multiplicité de configurations familiales. Je crois que pendant très longtemps au Québec, au Canada et ailleurs, ce modèle d’un gagne-pain masculin, d’une femme mariée à la maison, des enfants de plus en plus dépendants au tournant du 20e siècle, à l’école et non pas à l’usine, je pense que ce modèle a eu beaucoup de poids social – un poids social renforcé par le judiciaire, par le politique aussi –, mais ce n’était pas un modèle qui décrivait de manière juste le vécu de toutes les familles. On a toujours eu, au Canada comme ailleurs, différentes formes familiales. Des veuves ou des veufs à la tête des familles, des couples sans enfants, des couples avec enfants adoptés informellement ou légalement, des familles reconstituées. Je crois que ce qui change autour des années 1970, c’est que l’acceptabilité sociale d’une plus grande variété de formes familiales devient plus présente, et elle est accompagnée de changements politiques et juridiques importants.
PG : Quelle est la différence la plus fondamentale et importante entre la vie familiale au Canada en 1901 et en 2001? Quelle est la mutation la plus significative vécue par les familles canadiennes au cours du 20e siècle?
MF : Je nommerais trois changements principaux.Le premier, c’est l’importance de l’intervention étatique au sein de la famille, que je considère comme un changement majeur qui commence avant 1901, mais qui est un phénomène très important au 20e siècle.
Le deuxième changement majeur, c’est le rôle des femmes au sein de la famille. Et là, j’évoquerais ce qu’on appelle les deux vagues féministes, tant le mouvement de la fin du 19e siècle que celui des années 1960-1970, qui ont amené un certain nombre de changements et qui ont fait en sorte que le mariage comme institution, la famille comme institution, soient, je crois, plus démocratiques qu’en 1901 sur plusieurs plans.
Le troisième changement serait le rôle et le statut des enfants. On voit une dépendance accrue des enfants au cours du 20e siècle, ils deviennent dépendants de leurs parents et de l’État. Puis, il y a plusieurs historien·ne·s qui ont écrit sur ce phénomène de l’acquisition de droits par les enfants, le fait qu’ils soient protégés, dépendants, qu’ils ne soient plus tenus de travailler, qu’ils soient envoyés à l’école. Tout ça me semble important. Ce qui ne veut pas dire que les enfants sont moins vulnérables qu’en 1901. Je pense que la vulnérabilité des enfants est un phénomène qui persiste, mais je crois qu’il y a un changement dans la manière dont on perçoit les enfants au cours de ce siècle.
PG : L’idée des synthèses thématiques me paraît fort intéressante, notamment pour l’enseignement. Ce n’est pas ta première expérience comme autrice d’un ouvrage de synthèse thématique : tu as aussi participé à Canadian Women : A History. J’aimerais t’entendre sur les ressemblances et divergences entre cette démarche historienne qu’est la préparation d’un ouvrage de synthèse et la démarche à laquelle on est formé aux études supérieures, c’est-à-dire la préparation d’une monographie spécialisée à partir de sources primaires.
MF : Effectivement, c’est très différent de mes autres travaux, surtout que j’ai souvent travaillé sur des moments très précis de l’histoire, donc la démarche que j’ai toujours privilégiée et que j’aime toujours, c’est de prendre un moment et de l’explorer sous toutes ses facettes, sous différents angles. C’est vrai, donc, que l’exercice d’écrire une synthèse est un peu différent. Quand on décide de rédiger une synthèse, il faut faire le deuil de l’exhaustivité. Ce n’est pas si facile. Je me réveillais la nuit en pensant à tout ce qui aurait pu faire partie de cet ouvrage et qui n’est pas là.
Et en même temps, si on prend l’exemple de Canadian Women : A History, que tu as évoqué, c’est un ouvrage de 650 pages. Peu de gens, je crois, lisent ces 650 pages d’une couverture à l’autre. Je pense que c’est davantage un ouvrage de référence, qu’on va consulter au besoin. Avec Of Kith and Kin, je voulais plutôt faire quelque chose qu’on ne pourrait peut-être pas lire d’un seul trait, mais qui aurait quand même sa propre logique, des arguments, et qui, sans couvrir tout, amènerait les lecteurs·trices à penser et repenser la famille. C’était ça, le but. J’avais des modèles en tête, dont certaines des Brève histoire publiées chez Boréal, celles qui portent sur de très longues périodes. Je pense au livre de Denyse Baillargeon sur les femmes, celui de Lucia Ferretti sur l’Église catholique au Québec, où on a une longue période, un lieu, et une seule vitrine. Ce n’est pas que la famille est un prétexte pour voir tout le reste, mais on voit tout le reste à travers la famille.
Et dans les deux ouvrages que je viens de mentionner, on sent aussi la présence de l’autrice. En tant que lectrice, ça me semble intéressant. Donc, je ne voulais pas que ce soit comme un manuel, lisse, avec des faits incontestables. Je voulais plutôt montrer le caractère construit de nos connaissances. Même si ce n’est pas une monographie ou un article, je tenais par exemple à nommer les noms des chercheur·e·s cité·e·s. Et ça, ç’a été un petit combat avec mon éditrice – qui est d’ailleurs merveilleuse –, qui m’a dit : « C’est très bien, mais enlève tous ces noms-là. » Pour moi, c’était important de conserver ces noms dans le texte, pour reconnaître le travail de mes collègues, mais aussi pour dire : « Ça, c’est une interprétation de quelqu’un. C’est comme ça que l’histoire se construit et ce n’est pas incontestable, on peut la réviser plus tard. » J’ai essayé aussi de montrer les lacunes dans nos connaissances, dans l’historiographie, les difficultés dans l’interprétation des sources aussi. C’est peut-être plus flagrant dans le chapitre 2, lorsque je parle des écrits sur les familles autochtones et où j’essaie de décortiquer les motivations des missionnaires, de ceux qu’on appelle les « explorateurs », par exemple. J’ai tenté d’inclure dans cette synthèse des questions de nature méthodologique ou épistémologique, tout en essayant de garder le tout accessible.
PG : C’est réussi à ce niveau-là. J’aimerais maintenant t’entendre sur l’état de ce champ de recherche, l’histoire de la famille, des familles, que ce soit au Canada ou en Occident. Où se trouve actuellement la discipline historique face à l’objet « famille »? Comment a-t-on vécu l’intérêt croissant pour les objets d’étude apparentés comme le genre, les émotions? Est-ce qu’il y a une convergence? Il me semble que l’histoire de la famille et des familles a connu une certaine popularité dans les années 1970, mais que d’autres champs plus dynamiques se sont développés par la suite.
MF : Je pense que l’impression que tu mentionnes qu’il y a eu un moment très important pour l’histoire de la famille dans les années 1970 et que ça s’est effrité ensuite, elle doit quelque chose au fait que l’on ne définit plus l’histoire de la famille de la même manière. Dans les années 1960-1970, un certain nombre de chercheur·e·s étaient mobilisé·e·s par les chiffres, les statistiques, la démographie historique. Il y avait un engouement pour le potentiel de ces chiffres, ce qui a fait en sorte qu’un certain type d’histoire de la famille était effectivement très populaire.
Je crois que l’histoire de la famille qui s’est faite depuis a changé de nature. On a abordé la famille autrement, souvent en croisant l’intérêt pour la famille avec d’autres cadres. Un de mes livres préférés en histoire de la famille demeure celui d’Ellen Ross, Love and Toil, qui porte sur les mères ouvrières à Londres. Les mères sont montrées non pas chez elles, dans la maison, mais près de la porte. C’est un peu pour cela que j’ai choisi le tableau de Frederick B. Taylor pour la couverture de mon livre : ce très beau tableau montre la famille non pas à l’intérieur, mais dans la rue, sur le seuil, sur cette frontière entre le privé et le public, entre le domestique et l’extérieur. C’est ce que fait Ellen Ross dans son livre en montrant toutes les façons dont la famille est mobile et interagit avec d’autres institutions. Je crois que les très bons exemples d’histoire de la famille qu’on a vus depuis le moment que tu as décrit sont souvent de ce type-là. On pourrait penser à Wife to Widow de Bettina Bradbury ou aux livres de Thierry Nootens, où on voit la famille en interaction avec le système judiciaire.
L’histoire des émotions et l’histoire des sentiments, c’est intéressant. Si l’histoire des émotions et de la famille se chevauchent, c’est en partie en raison des sources. Les sources que dépouillent les historien·ne·s des émotions, souvent, sont des écrits privés, intimes, des journaux intimes, des correspondances, qui sont souvent des sources familiales. Donc, je dirais que l’histoire de la famille demeure importante même si, souvent, elle est présentée autrement et que la frontière entre l’histoire de la famille et l’histoire d’autre chose est un peu plus floue.
Une autre évolution dans l’histoire de la famille, c’est que les historien·ne·s ont décortiqué la famille, ce qui fait qu’on a maintenant beaucoup d’études des enfants, de l’enfance, du père de famille, de la femme mariée, où on va étudier des éléments de la famille sans forcément prétendre aborder la famille dans son entièreté. L’histoire de l’enfance est un champ très dynamique en ce moment.
PG : Ton livre a une structure essentiellement chronologique, mais il y a certains endroits où il y a des retours en arrière. J’aimerais t’entendre sur ta réflexion en matière de périodisation. Comment es-tu arrivée à cette structure-là? As-tu réfléchi longtemps à tes périodes, l’agencement des dates?
MF : Pour moi, ce livre est une histoire politique de la famille.C’est comme ça que je le pense. Donc, les dates, les moments de rupture, les séparations de chapitres suivent essentiellement une chronologie qu’on pourrait qualifier de politique, de socioéconomique à certains moments. 1840, par exemple – surtout au Québec, mais je crois que ça fonctionne ailleurs au Canada aussi –, c’est un moment très important sur le plan de la famille, les historien·ne·s du Québec l’ont souligné, mais ça représente aussi le début de quelque chose de nouveau en termes économiques et politiques. C’est pour ça que ce moment-là, pour moi, était une rupture.
J’ai deux chapitres qui portent essentiellement sur la même période – 1840 à 1889, et ensuite 1840 à 1914 – parce que je voulais aborder l’industrialisation dans un seul chapitre, et ce chapitre est suivi par un chapitre sur la formation de l’État. Les deux phénomènes me semblaient tellement importants que je ne les ai pas coupés, il me semblait qu’il fallait aborder toute la période en deux parties. Mon analyse est foncièrement matérialiste. Il me semble qu’il nous faut ce chapitre sur l’industrialisation pour bien comprendre ce que l’État tente de faire dans le chapitre subséquent.
PG : C’est intéressant aussi de mettre les deux guerres et l’entre-deux-guerres ensemble dans un seul chapitre.
MF : Dans ce chapitre, j’insiste bien sûr sur les deux guerres, sur la crise, sur la manière dont les familles les ont vécues, mais j’insiste aussi sur ces mesures étatiques, modestes au début, qui s’amplifient dans les années 1940. Ensuite, c’est la période des Trente Glorieuses, 1945-1975. Puis, la période de 1975 à 2005; j’arrête avec la légalisation, ou plutôt la création étatique du mariage entre personnes de même sexe. Et ensuite, le dernier chapitre est un peu là en guise de conclusion, où je tente de comprendre ce qu’on vit actuellement à la lumière de tout ce qu’on a vu avant. Donc, le dernier chapitre se termine avec la COVID, ce qui tombe bien parce que l’une des thématiques principales de ce chapitre, c’est la vieillesse, le vieillissement de la population.
PG : Tu as préparé ce livre dans la foulée des travaux de la Commission de vérité et réconciliation et de ses 94 appels à l’action. L’expérience des peuples autochtones et notamment la spécificité de leurs systèmes de parenté est très présente dans ton livre, au centre du récit et non pas dans les marges. Peux-tu nous parler de ce que tu as appris à ce niveau-là, peut-être en insistant sur certains effets du colonialisme d’implantation, sur les formes et les valeurs familiales autochtones?
MF : C’est sûrement le sujet qui m’a le plus permis d’apprendre en écrivant. La grande découverte historiographique qui m’a beaucoup emballée, ce sont les travaux assez récents sur les familles créées par la traite des fourrures. Je parle non pas du peuple métis des Plaines, mais plutôt de ces familles autour des Grands Lacs. Je pense entre autres aux travaux de Nicole Saint-Onge, qui sont vraiment fabuleux. Elle a publié en 2019 un article où elle retrace quatre générations de familles franco-anishinaabeg. L’imbrication de la traite des fourrures, des formes familiales, des traditions catholiques issues de la vallée du Saint-Laurent, pour moi, ç’a été une découverte emballante. Ces travaux pourraient être mis en relation avec ceux plus anciens de Richard White, ceux de Gilles Havard sur les Pays-d’en-Haut. Mais effectivement, c’était important pour moi que ces histoires autochtones soient présentes tout au long du livre, et pas simplement dans le premier et dans le dernier chapitre.
Je trouve qu’il y a beaucoup de travaux intéressants qui se font dans l’Ouest du pays en ce moment et qui portent sur l’Ouest du pays. Deux ouvrages que j’ai beaucoup aimés et qui prennent beaucoup de place dans ma synthèse : le livre de Maureen Lux sur les hôpitaux qu’on appelait Indian Hospitals à l’époque, et les travaux de Mary Jane McCallum sur le travail rémunéré des femmes autochtones au 20e siècle. Ce sont des périodes beaucoup plus récentes où j’ai beaucoup appris. Ce qui est fascinant chez Lux, dans ce livre sur les hôpitaux pour patients autochtones, c’est qu’au moment même où l’État-providence canadien est en pleine expansion, où on est en train d’attribuer des droits aux Eurocanadiens, de bâtir un système de santé supposément universel, on est aussi en train de créer un système de santé parallèle pour les personnes autochtones. Ces livres-là nous obligent à remettre en question ce récit un peu glorieux de l’après-guerre et de cet investissement de la part de l’État. On peut mettre en parallèle l’obligation scolaire dans toutes les provinces canadiennes pour les enfants eurocanadiens et ces pensionnats autochtones qui perdurent en même temps et qui sont gérés non pas par les provinces, mais par le fédéral et les Églises. C’est important d’insister sur le fait que ces systèmes parallèles ne sont pas des vestiges du passé, qu’ils sont nouveaux au 20e siècle. Ces découvertes nous obligent à repenser plusieurs de ces récits.
PG : Pourrais-tu nous donner une définition du mot kith?
MF : C’est un mot du vieil anglais. Donc, kin, c’est la parenté. Kith, c’est la parenté, mais ce sont aussi les amis proches, les connaissances, les gens du village, de la localité, de la région. Il y a cet aspect d’identification à un territoire. Une de mes préoccupations tout au long du livre était de montrer que la famille change de forme et de rôle, mais qu’elle n’a jamais été limitée aux parents, aux liens biologiques. C’est beaucoup plus important que ça.
Et plus tard dans le livre, quand on arrive à la deuxième moitié du 20e siècle, je parle de la notion de famille choisie, popularisée par l’anthropologue américaine Kath Weston pour évoquer les noyaux familiaux construits et choisis par les personnes LGBTQ+. Ces liens sont tout aussi importants et peut-être parfois plus durables que les liens proprement familiaux. Donc, je pense que cette idée de kith, ce sont les liens familiaux qui vont bien au-delà des liens de sang. Je pense que cette idée est présente jusqu’à la toute fin. Dans ma conclusion, je me demande qu’est-ce que la famille, en fin de compte. Je m’inspire de la chercheuse Katie Barclay, historienne des émotions et de l’enfance qui a écrit un très bel article sur les enfants illégitimes en Écosse au 18e siècle. Elle dit que finalement, il y a les gens que l’on care for (dont on prend soin) et les gens que l’on care about (dont on se soucie). Est-ce que les deux font partie de la famille? Tout est dans la préposition, mais c’est intéressant comme distinction.
Texte de Kathleen Villeneuve, étudiante à la maîtrise en histoire (Université de Montréal)
Liste des références mentionnées
- Magda Fahrni, Household Politics: Montreal Families and Postwar Reconstruction. Toronto, University of Toronto Press, 2005.
- Daniel Dagenais, La fin de la famille moderne. Signification des transformations contemporaines de la famille. Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 2000.
- Gail Cuthbert Brandt, Naomi Black, Paula Bourne, Magda Fahrni, Canadian Women : A History (3e édition). Toronto, Nelson Education Limited, 2010.
- Denyse Baillargeon, Brève histoire des femmes au Québec. Montréal, Boréal, 2012.
- Lucia Ferretti, Brève histoire de l’Église catholique au Québec. Montréal, Boréal, 1999.
- Ellen Ross, Love and Toil: Motherhood in Outcast London. New York, Oxford University Press, 1993.
- Bettina Bradbury, Wife to Widow: Lives, Laws, and Politics in Nineteenth-Century Montréal. Vancouver, UBC Press, 2011.
- Thierry Nootens, Fous, prodigues et ivrognes. Familles et déviance à Montréal au XIXe siècle. Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2007.
- Thierry Nootens, Genre, patrimoine et droit civil. Les femmes mariées de la bourgeoisie québécoise en procès, 1900-1930. Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2018.
- Nicole St-Onge, « Le poste de La Pointe sur l’île Madeline, tremplin vers le monde franco-anichinabé de la traite des fourrures », Revue d’histoire de l’Amérique française, 73, no. 1-2, (2019).
- Richard White, Le Middle Ground. Indiens, empires et républiques dans la région des Grands Lacs, 1650-1815, trad. de l’anglais par Frédéric Cotton. Toulouse, Anacharsis Éditions, 2020 [1991].
- Gilles Havard, Empire et métissages. Indiens et Français dans le Pays d’en Haut, 1660-1715, 2e édition. Québec, Septentrion, 2017.
- Maureen K. Lux, Separate Beds: A History of Indian Hospitals in Canada, 1920s-1980s. Toronto, University of Toronto Press, 2016.
- Mary Jane Logan McCallum, Indigenous Women, Work, and History, 1940-1980. Winnipeg, University of Manitoba Press, 2014.
- Kath Weston, Families We Choose: Lesbians, Gays, Kinship. New York, Columbia University Press, 1991.
- Katie Barclay, “Love, Care and the Illegitimate Child in Eighteenth-Century Scotland,” Transactions of the Royal Historical Society, 29 (2019) :105-125.