Entretien avec Janice Harvey

Janice Harvey est membre du Centre d’histoire des régulations sociales depuis 1998 et professeure retraitée au département d’histoire du Collège Dawson, où elle a enseigné à partir de 1975. Ses recherches portent principalement sur l’histoire du genre et sur les caractéristiques idéologiques et religieuses des institutions de régulations sociales de Montréal au XIXe siècle. À l’occasion de la publication de son livre Their Benevolent Design – Conservative Women and Protestant Child Charities in Montreal, nous nous sommes entretenus avec elle.

Camille Champagne-Tremblay (CCT) : Pouvez-vous nous parler de votre parcours?

Janice Harvey (JH) : Mon parcours comme historienne est un peu hors norme. J’ai tout d’abord complété un baccalauréat joint honours à l’Université de Loyola en études littéraires et en histoire. C’est durant ces années que j’ai développé un intérêt pour la condition ouvrière et pour la perception sociale de la pauvreté. Ces études en littérature ont été centrales dans le développement de ma sensibilité comme historienne.

Pour ma maîtrise, j’ai décidé d’aller étudier à McGill sous la direction de Louise Dechêne. Elle a été très importante dans mon parcours et j’admirais son souci du détail historique, sa sensibilité pour les personnes en tant qu’individu et son respect pour le « fait humain ». Nous discutions régulièrement sur des sujets historiques et l’importance d’avoir un cadre d’analyse clair dans lequel il était possible de trouver un équilibre entre l’analyse des motivations individuelles et des contraintes institutionnelles dans la recherche. Sous sa direction, j’ai réalisé un mémoire portant sur les attitudes face à la pauvreté à Montréal dans la deuxième moitié du 19e siècle. J’ai fait ma thèse de doctorat sous la direction de Brian Young. Sa grande connaissance de Montréal au 19e siècle ainsi que ses bons conseils ont été très importants dans mon parcours.

Durant mes études de maîtrise, j’ai été engagée au Collège Dawson comme professeure, ce qui m’a amenée à me concentrer davantage sur mon enseignement et mon engagement syndical. Pendant plusieurs années, je me suis occupée du syndicat des professeur.e.s du Collège Dawson. Je me suis aussi impliquée au niveau de la Fédération autonome du collégial. En 1997, pendant les années où je travaillais à temps plein au syndicat, Éric Vaillancourt et Jean-Marie Fecteau m’ont approchée pour que je me joigne à l’équipe du Centre d’histoire des régulations sociales (CHRS). C’est à partir de ce moment que j’ai repris la recherche et que j’ai commencé à m’impliquer dans les projets de l’équipe.

CCT : Vous êtes une des membres les plus anciennes du CHRS. D’où vient cet intérêt pour les régulations sociales, et plus précisément pour l’enfance?

JH : Mes recherches portaient et portent toujours sur les mécanismes de prise en charge de la pauvreté, surtout au sein de la communauté protestante de Montréal. Ce sont donc la philanthropie, les œuvres charitables pour enfants, le rôle de l’État, le rôle de l’Église et les femmes qui sont au cœur de mes recherches. Ces sujets s’accordaient bien avec le programme scientifique du CHRS.

Pour moi, le cadre d’analyse de la régulation sociale était particulièrement intéressant. Pendant mes études de deuxième cycle, le cadre d’analyse du contrôle social était privilégié dans les recherches. Comme beaucoup d’autres intellectuel.le.s, je le trouvais toutefois trop rigide puisqu’il demandait parfois de ne pas mentionner certaines de mes découvertes dans les archives. La régulation sociale, plus flexible que le contrôle social, a donc été un cadre d’analyse très pertinent pour mes recherches. En effet, tout en analysant le pouvoir et l’existence d’une structure pour encadrer la pauvreté, la criminalité ainsi que le genre, l’approche des régulations sociales laisse place à l’agentivité des personnes pauvres et permet également de donner une voix aux femmes.

Ce cadre d’analyse m’a aussi menée à faire des recherches sur les enfants « en danger » ou « à risque ». En effet, la première loi de protection de l’enfance, mise en place au Québec en 1869, permet la création d’écoles d’industrie pour la « protection » des enfants représentant un risque pour la société ou étant à risque de devenir délinquants. En créant ces institutions, l’État développe une structure légale de régulation où le concept de protection est plutôt confus. Cette protection est finalement assez proche de la discipline puisqu’elle repose sur les placements ordonnés par une cour municipale qui a recours à des sentences fixes minimales rendant difficile la sortie de ces institutions. Les conditions de vie dans ces institutions peuvent également être difficiles.

Un autre élément fascinant de cette recherche est le changement dans les rôles sociaux et économiques de ces institutions et la place grandissante de la Ville de Montréal au fil des années. Les différents amendements aux lois encadrant les institutions ont élargi la portée de l’État en ajoutant constamment de nouvelles catégories d’enfants pouvant être pris en charge. La législation incluait désormais les enfants pauvres, les enfants abusés et ceux dont les parents étaient malades. Ces amendements ont également accordé une plus grande responsabilité, y compris financière, aux municipalités dans la prise en charge de ces enfants. Montréal a utilisé cet élargissement de la loi pour payer pour de plus en plus de jeunes dont les parents ont fait une demande de placement devant la cour du Recorder, trouvant ainsi une façon de venir en aide aux familles dans le besoin.

CCT : Vos recherches portent principalement sur les institutions protestantes de régulations sociales. Comment ce réseau a-t-il évolué et quelles sont les découvertes qui vous ont le plus surprise durant vos recherches?

JH : L’impact de libéralisme a fait en sorte que le réseau a évolué très lentement. À partir de 1815, les femmes bourgeoises ont mis en place une série d’institutions pour les enfants et les femmes. Toutefois, ce n’est qu’à partir de 1863, avec l’ouverture de la Montreal Protestant House of Industry and Refuge (MPHIR) gérée par les hommes de l’élite, que les hommes pouvaient avoir accès à de l’aide. À partir de 1870, le réseau a pris de l’expansion avec des institutions pour des groupes ciblés : des services pour les adolescents, pour les nouveau-nés, une garderie, etc. Située au coin de René-Lévesque et Bleury, la MPHIR était au coeur du réseau avec des installations pour les personnes âgées, des ateliers de travail et un refuge de nuit pour les sans-abris. L’institution avait également installé dans ses locaux une soupe populaire et un dépôt des pauvres pour les familles en situation précaire.

L’attitude moralisatrice de l’élite protestante à l’égard de la pauvreté, du chômage et même de la vieillesse était évidente dans la gestion de cette institution. Dans le cadre de mes recherches, je me suis intéressée à deux aspects de cette attitude, c’est-à-dire le traitement des personnes âgées et l’adoucissement des mesures concernant les chômeurs.

Dans cette institution comme dans la plupart des maisons d’industrie, les personnes admises étaient soumises à un cadre de règles très astreignantes telles que la séparation des genres (même si les individus pris en charge étaient mariés), le port d’uniforme et le travail obligatoire. Malgré le fait que les personnes âgées et les personnes invalides étaient considérées comme méritantes, elles devaient tout de même se soumettre à ces règles strictes. Si elles en étaient capables, elles devaient donc participer aux travaux. En 1885, les personnes âgées sont déménagées à un nouveau pavillon situé sur une ferme à Longue-Pointe, le Old People’s Home. Alors qu’elles doivent au début travailler sur la ferme, un changement de paradigme amène l’institution à privilégier de plus en plus leurs besoins de santé. À partir de 1894, des installations médicales sont donc construites à cet effet. Le Old People’s Home est devenu aujourd’hui le Centre de soins prolongés Grace Dart.

Pour ce qui est de la prise en charge des personnes en situation d’itinérance, qu’on appelait alors des « vagabonds », les règles étaient encore plus restrictives. Afin d’éviter que ces individus ne deviennent dépendants du service offert, ils étaient obligés de donner quelques heures de travail en échange d’un souper, d’un lit et d’un déjeuner. Le refuge était d’ailleurs gardé en mauvais état pour décourager les sans-abris d’y rester. En somme, le MPHIR illustre bien l’impact des attitudes libérales moralisatrices envers les populations pauvres.

En étudiant les discours des administrateurs du MPHIR, j’ai toutefois constaté une modification des discours et un adoucissement de leur position à l’égard des chômeurs. Dans le contexte économique difficile de la fin du 19e siècle, on aide un plus grand nombre de personnes et on garde l’asile ouvert toute l’année plutôt qu’uniquement en hiver. Cet assouplissement constitue une forme de reconnaissance du chômage comme un phénomène social plutôt que comme une preuve de paresse ou d’intempérance. Cet assouplissement des attitudes à l’égard des populations pauvres m’a fascinée. Cela m’a convaincue de la nécessité de regarder les services offerts par une institution et non pas seulement ses discours et ses rapports annuels. Les activités du refuge prennent fin en 1954 quand la ville élargit le boulevard René-Lévesque.

CCT : Vous avez également étudié les institutions de régulation protestantes de Montréal, dont la Boy’s Home, sous le prisme du risque et de la citoyenneté. À la lumière de ces recherches, que vous a-t-il été possible de découvrir?

JH : Créée en 1871 par un groupe d’hommes qui étaient surtout des petits commerçants évangéliques comme Charles Alexander et John Dougall, la Boy’s Home répond à l’inquiétude sociale face aux garçons qui travaillent dans les rues. Même si plusieurs Montréalais craignaient qu’ils ne posent un risque pour l’ordre public, l’objectif des administrateurs était de fournir des logements abordables aux jeunes garçons et de faire d’eux des « citoyens respectés et utiles ».

Cette institution se démarquait des autres institutions de prise en charge de l’enfance. Il est possible de voir ces différences en analysant la Boy’s Home et ses activités sous le prisme de la citoyenneté. En effet, les administrateurs ont, à de maintes reprises, refusé la dénomination de maison d’industrie puisqu’ils ne percevaient pas les jeunes garçons comme une menace pour la société, mais plutôt comme de potentiels bons citoyens. Pour réaliser ce potentiel, l’approche de la Boy’s Home mettait l’accent sur l’éducation, le travail, la discipline et la religion. L’objectif était de former des citoyens, sans toutefois miser sur le principe de « citoyenneté » en tant que forme de participation à la vie politique. C’était donc le « civisme », doublé de l’indépendance et de l’autonomie, qui étaient au cœur de leur approche. Étant donné l’origine petite bourgeoise du conseil d’administration, on mettait également l’accent sur le principe de « self-made man ». La mobilité sociale était importante pour les membres du conseil d’administration, puisqu’ils avaient eux-mêmes réussi à accumuler une fortune sans avoir hérité d’une grande richesse.

Deux traits distinctifs séparaient la Boy’s Home des autres institutions. Tout d’abord, l’institution n’en était pas une de surveillance constante puisque les garçons quittaient pour aller travailler et revenaient seulement lorsque leur quart de travail était terminé. Ces emplois étaient souvent trouvés par le surintendant de la maison pour les jeunes garçons. 85% de leur salaire était alloué à l’institution pour le logement et la nourriture. Cette façon de fonctionner rendait l’institution auto-suffisante contrairement aux autres institutions.

Bien que la Boy’s Home se distinguait par ces aspects, elle imposait néanmoins un cadre strict hors des heures de travail. Les garçons avaient donc une routine rigide et devaient suivre des cours pour apprendre tout ce que le conseil d’administration considérait comme nécessaire pour devenir un citoyen. La Boy’s Home sélectionnait par ailleurs les jeunes qu’elle accueillait, en rejetant les plus turbulents et en acceptant les « négligés » à condition qu’ils soient prêts à se plier aux mesures et aux règles. En 1908, une fois qu’elle avait la capacité financière d’entreprendre un autre projet, la Boy’s Home a fondé à Shawbridge la Boy’s Farm and Training School, une école de réforme plus traditionnelle qui fonctionnait de façon séparée de l’institution pour les jeunes en ville.

CCT : Vous vous êtes également intéressée au réseau philanthropique qui finance les institutions de régulation sociale. Quels ont été les différents projets abordant l’implication des philanthropes protestants?

JH : Sans aucune structure d’assistance publique au Bas-Canada/Québec au 19e siècle, le réseau philanthropique devient une source clé de financement des organismes privés en éducation, en santé et autres. La philanthropie est aussi étroitement liée à la culture de l’élite urbaine et à son rôle social. En effet, les familles fortunées s’en servaient pour établir leur statut social et pour doter la ville d’institutions dont elles pourraient être fières. Ces philanthropes étaient souvent des femmes qui se regroupaient en sociétés incorporées privées.

L’élite protestante percevait la charité comme un devoir chrétien, mais était toutefois convaincue que la pauvreté était le résultat d’une faiblesse morale, de la paresse et de l’intempérance, et la considérait comme étant une responsabilité personnelle. Cette croyance libérale, conjuguée à la crainte qu’une aide trop facile d’accès crée la dépendance, menait les philanthropes à réduire leur générosité. Cela a par exemple poussé de nombreux membres de la philanthropie anglo-protestante à délaisser les institutions pour les pauvres et les enfants. Il se tournaient plutôt vers le financement de projets sociaux comme l’Université McGill, le Montreal General Hospital et le Royal Victoria.

CCT : Votre dernier ouvrage, Their Benevolent Design – Conservative Women and Protestant Child Charities in Montreal, aborde plus particulièrement l’implication des femmes philanthropes. Pouvez-vous nous en parler davantage? 

JH : Au fil des années, j’ai participé aux projets en lien avec le 350e anniversaire de Montréal pour mettre en lumière la contribution des femmes à la ville, et au projet de Marie-Claude Thifault sur l’histoire des services de santé au Québec et au Canada. Mon livre est le point culminant de ce travail et de ces recherches. Their Benevolent Design est donc centré sur la philanthropie des femmes qui ont géré les institutions pour enfants. Le livre traite aussi de l’interaction complexe entre les comités de direction et les familles, et de l’expérience de l’institutionnalisation des enfants.

Par l’écriture de ce livre, qui s’appuie aussi sur mon travail de thèse, j’ai voulu mettre en évidence la contribution majeure des femmes bourgeoises, les défis qu’elles ont pu rencontrer, les solutions qu’elles ont mises de l’avant et les modifications de leurs pratiques au fil des années. Pour ce faire, j’ai étudié deux institutions pour enfants, soit le Protestant Oprhan Asylum of Montreal et le Montreal Ladies’ Benevolent Society, et les femmes qui les ont gérées pendant plus de 100 ans. Ces femmes ont d’abord réagi aux problèmes de pauvreté causés par des vagues d’immigration et la misère qu’elles entraînaient au début du 19e siècle. Elles ont continué leurs interventions en créant presque toutes les institutions pour enfants protestants de la ville de Montréal. Leur philanthropie était donc un don de temps, de travail et de sensibilité.

L’utilisation du terme conservative dans le titre réfère à la terminologie développée par les historiennes américaines Nancy Hewitt, Anne Boylan et Lori Ginzberg. Elles font une distinction entre les femmes benevolent (conservatrices), les femmes réformistes (comme celles qui sont impliquées au sein du YWCA) et les féministes. En ce sens, le conservatisme reflète une approche basée sur l’importance de la religion, la tradition et le devoir des riches à l’égard des pauvres.

Ces femmes sont issues de la bourgeoisie montréalaise. Leur approche face à la pauvreté et aux familles pauvres est façonnée par une dynamique à l’intersection des rapports de classe et de genre. En effet, les comités d’assistance de ces institutions sont construits autour des liens familiaux et d’amitié, ce qui entraîne les femmes à agir avec une visée de protection et de soins. Elles sont motivées par une culture partagée et un système de valeurs fondé sur l’humanisme et le dévouement religieux. Portées par les besoins particuliers des femmes et des enfants, elles ont fini par développer une approche que j’ai appelée « centrée sur la personne ». C’est une approche qui les distingue des autres institutions dont les comités administratifs sont des hommes, comme la Boy’s Home.

Dans mon analyse, j’utilise des concepts de sphères séparées et genrées. J’ai tenté d’évaluer la portée de ces concepts en étudiant comment les femmes elles-mêmes les ont compris et quel impact ils ont eu sur leur pratique. J’ai donc pu voir comment ces sphères séparées ont été des défis pour leurs actions, notamment dans le domaine public et le domaine de la propriété qui étaient avant tout des domaines masculins. J’ai également pu observer leur confiance croissante d’action dans les sphères dites féminines.

En somme, les organismes de bienfaisance pour enfants de Montréal constituaient un élément important de la structure de régulation sociale influencée par la perspective libérale. Néanmoins, leurs idéologies religieuses, d’humanitarisme et d’obligations traditionnelles de classe, ainsi que leur approche maternelle et basée sur le soin et l’expertise qu’elles ont développée au fil des années, ont toutes contribué à la complexité de leur « conception bienveillante ».

Texte de Camille Champagne-Tremblay, étudiante à la maîtrise en histoire (UQAM)