Les inégalités de richesse et le racisme au Canada

Dans ce texte, Robert Sweeny présente les données sur les inégalités de richesse publiées récemment par le Directeur parlementaire du budget du Canada. Il en dégage des réflexions sur la longue histoire des inégalités de richesse et du racisme dans la société canadienne. Lauréat du prix du Gouverneur-Général pour son livre Why Did We Choose to Industrialize? (MQUP, 2015) Robert Sweeny a cofondé le Montreal Business History Project et travaille depuis une vingtaine d’années dans le cadre du projet Montréal, l’avenir du passé. Professeur à l’Université Memorial de 1989 à 2017, il a développé le premier cours de premier cycle universitaire au Canada consacré à l’histoire des inégalités. Il est professeur émérite de Memorial et, depuis 2017, professeur associé au département d’histoire de l’UQAM. En 2019, avec Élizabeth-Anne Malischewski, il a déménagé à Montréal pour y vivre de nouveau.

Cet article est la traduction d’un texte original publié sur le site Rabble.ca : https://rabble.ca/blogs/bloggers/views-expressed/2020/07/canadas-economic-and-racial-inequities-are-more-stark-ever

Les inégalités de richesse et le racisme au Canada

Le 17 juin 2020, le Directeur parlementaire du budget (DPB) a publié un rapport technique 1 révisant substantiellement les estimations de ce que la richesse signifie au Canada. Il révèle que le premier 1 % des plus fortunés de la population possède un quart de toutes les richesses du pays et que le premier 10% en détient plus de la moitié.

Ces résultats poussent le Canada du milieu du peloton d’inégalité de l’OCDE jusqu’au quatrième rang des pays capitalistes avancés, soit loin derrière les États-Unis et presque à égalité avec les Pays-Bas et l’Allemagne. Dans une compétition à laquelle nous ne devrions jamais vouloir participer, nous sommes maintenant des aspirants à une médaille.

D’où viennent ces nouvelles données ?

Pour mesurer l’inégalité des revenus, les gouvernements peuvent consulter les données fiscales. Évaluer la richesse n’est toutefois pas aussi simple.

Statistique Canada mène aux trois ans une enquête sur la sécurité financière (ESF). En 2016, un échantillon « représentatif » de 12 000 familles a été interrogé sur leurs actifs et passifs. Moins de trois quarts des ménages consultés ont répondu, laissant planer un certain doute quant à la représentativité de l’échantillon. D’autant plus que, conformément aux tendances observées ailleurs, les familles canadiennes les plus riches ont simplement refusé de participer.

Ce refus posait problème lorsque le DPB a été mandaté d’évaluer la proposition du NPD concernant une taxe sur la fortune. Puisqu’il était incapable de fournir une évaluation adéquate à partir de l’ESF, le DPB a décidé de faire sa propre analyse de la richesse canadienne.

Le DPB a eu recours à une méthode utilisée ailleurs. Son équipe a consulté la liste du Canadian Business des 100 familles les plus riches du pays, puis a lié ces personnes ultras riches à celles représentées dans l’EFS en créant une base de données « synthétique » de 16 000 familles canadiennes. En faisant cela, le DPB s’est appuyé sur le modèle de distribution Pareto, selon lequel le premier cinquième d’une population détient les quatre cinquièmes de la richesse, puis sur les bilans nationaux (BN), qui rapportent les valeurs de tous les différents actifs et passifs au Canada.

Pour faire le pont entre les données de 2016 et la situation en 2019, le DPB a présumé que les taux de croissance de ces valeurs et de la population ont été identiques. Ainsi, malgré l’essor assez spectaculaire du marché boursier et l’arrivée d’un million de nouveaux résidents et nouvelles résidentes, le DPB a supposé que l’écart entre riche et pauvre serait resté constant.

Finalement, afin d’harmoniser les données de l’enquête avec les bilans nationaux (BN), le DPB a soustrait 435 $ milliards d’actifs financiers et 845 $ milliards d’actifs non financiers, puis ajouté 294 $ milliards en passifs. Cette opération d’harmonisation suggère que le DPB a sous-estimé la richesse au plus haut sommet de la société canadienne, d’autant plus qu’il n’a fait aucune tentative pour comptabiliser les actifs détenus dans les paradis fiscaux à l’abri de l’impôt.

Quelles sont les nouvelles estimations ?

La distribution de la richesse selon le DPB diffère considérablement de ce qui en a été longtemps dit. Non seulement la richesse détenue par le 1 % le plus riche a presque doublé, mais ces quelque 170 000 familles détiennent maintenant une valeur nette supérieure à celle des 6,1 millions de familles situées entre les 40e et 80e centiles de l’échelle de distribution des fortunes. Cette population intermédiaire était naguère créditée de près d’un tiers de la richesse nette du pays ; le DPB révèle qu’elle n’en détient maintenant plus que le quart.

Si on exclut le premier 1% des ultras riches, la révision à la baisse des richesses détenues est de plus en plus importante à mesure que l’on descend dans l’échelle sociale. C’est toutefois chez les 40% au bas de l’échelle que les pertes sont massives; ces familles ne détiennent plus que la moitié de ce qu’on lui reconnaissait autrefois.

Pour la première fois, les estimations du DPB nous permettent de constater la grande disparité des richesses au sein de la population du premier centile. Chacune des 1 600 familles les plus fortunées de ce groupe ultra privilégié — soit 0,01 % de la population totale — possède une richesse nette moyenne de 408,7 millions de dollars. Les 79 800 familles composant la moitié inférieure de ce groupe doivent plutôt s’en sortir dans la vie avec, en moyenne, 7,5 millions de dollars.

L’écart entre la population se retrouvant tout en haut de l’échelle et celle des 6,1 millions de familles se retrouvant dans le dernier 40 % de l’échelon est tout simplement trop grand pour être représenté dans un graphique. En fait, il est si large qu’il est difficile de le concevoir. Pour reprendre les termes de Phil Ochs, la distance entre les deux groupes est « si grande que seul l’argent peut le mesurer » (it’s a distance only money can measure). En moyenne, pour chaque dollar détenu par les familles du dernier 40 %, les 1 600 familles du premier 0,01 % possèdent 20 046,59 $. Ce gouffre socio-économique explique pourquoi nous pouvons avoir un ministre des Finances qui « oublie » qu’il possède un château en France.

Pourquoi en sommes-nous rendus là ?

En 2015, les libéraux de Trudeau ont promis le retour d’un gouvernement qui prendrait ses décisions en se fondant sur des données probantes. Révolue était l’époque où le gouvernement pouvait délibérément bricoler les données de Statistique Canada selon sa volonté.

En réponse à des décennies d’inquiétude face à l’augmentation des inégalités, les libéraux ont promis de défendre les intérêts de la classe moyenne et d’aider ceux et celles qui n’en faisaient pas partie à se hisser jusqu’à elle. Cependant, le gouvernement libéral n’a jamais confié à Statistique Canada le mandat d’évaluer les inégalités de richesse.

Cinq ans plus tard, on découvre que la situation de la majorité des Canadiens et Canadiennes s’est détériorée considérablement. Les inégalités atteignent un niveau record. Dans ce contexte, chapeau au DPB pour son rapport. Je suis certain qu’il aurait été plus facile et certainement plus sage politiquement de ne rien faire, car son travail révèle des enjeux de pouvoir insoupçonnés.

Au cours de l’été 2020, des centaines de milliers de Canadiens et de Canadiennes ont protesté dans la rue contre le racisme systémique. Ce mouvement sans précédent pour la justice sociale s’est attaqué au complexe réseau d’inégalités qui caractérise la société canadienne. Pourquoi, 187 ans après l’abolition de l’esclavage, le racisme est-il si profondément enraciné au Canada ? Ma réponse courte, en tant qu’historien, est qu’à partir du milieu du XIXe siècle, la société de colonisation blanche a consolidé et a étendu des formes déjà existantes de racisme au fur et à mesure que de nouvelles formes d’inégalités socio-économiques, de genre, d’ethnicité et nationales se développaient.

Ces nouvelles formes d’inégalités doivent beaucoup à trois grandes politiques économiques structurantes du gouvernement fédéral : la politique nationale (1879-1933), la stratégie d’intégration économique de l’espace nord-américain (1939-1976) et la mondialisation néolibérale (1980 à nos jours). Chacune de ces trois grandes politiques a favorisé l’accumulation de richesses par certains groupes sociaux et dans des régions spécifiques au détriment du reste de la population.

La politique nationale, avec la construction d’un chemin de fer transcontinental et la colonisation des Prairies, financée par des tarifs protecteurs favorisant l’industrie manufacturière du Canada central, est bien connue. Sa pierre angulaire l’est beaucoup moins : la dépossession à grande échelle des peuples indigènes de l’Ouest canadien par l’imposition de traités inégaux et l’application de la Loi sur les Indiens dans l’ensemble du pays. Les pensionnats suivront.

Ce premier régime d’apartheid de l’Empire britannique a été accompagné d’une politique d’immigration raciste fermant les portes aux personnes de couleur jusqu’aux années 1960. L’autre « réalisation » historique de la politique nationale, avec laquelle on vit toujours, est notre marché hyperconcentré des capitaux.

Alors que le Canada se préparait pour la Seconde Guerre mondiale, le vieux rêve libéral de l’intégration du marché nord-américain devenait possible. Sa pièce maîtresse a été le pacte de l’automobile, garantissant la plus importante part du gâteau au secteur manufacturier ontarien durant la période d’après-guerre.

Mais les fondements de cette intégration se trouvaient ailleurs : dans le financement de l’exploitation minière des ressources du Nord canadien par les firmes de Toronto et dans la mise en place, en échange de la reconnaissance du droit syndical à la négociation collective, d’un régime d’impôt national. Conséquemment, Toronto est toujours le principal marché boursier mondial pour l’émission de titres du secteur minier, alors que les $2,4 milliers de milliards en fonds de pension constituent l’actif le plus important des travailleurs et des travailleuses syndiqués.

Le Canada a été parmi les premiers pays à approuver le « consensus de Washington » sur la privatisation, le libre-échange et la production mondialisée « juste à temps ». Il a été également l’un des premiers à prendre le grand virage vers l’économie des services. Toutefois, les pressions extérieures n’expliquent pas ces changements. Ces derniers ont suivi de très près les recommandations des deux grandes commissions royales sur la concentration des entreprises (1975) et l’avenir économique du pays (1982) créées par le premier ministre Pierre E. Trudeau.

L’exploitation à grande échelle des sables bitumineux et la présence internationale accrue des compagnies minières canadiennes nous rappellent que la destruction écologique a été au cœur des trois grandes politiques mises en place par le gouvernement fédéral depuis 1879. La nouveauté réside dans le financement de cette destruction écologique : une austérité fiscale caractérisée par la diminution des impôts déjà faibles des corporations, la réduction de la progressivité de l’impôt sur le revenu et le transfert des charges fiscales vers les taxes à la consommation.

Au milieu des années 1990, cette austérité « fabriquée au Canada » a justifié la réduction d’un tiers des dépenses en santé et en éducation par le gouvernement Chrétien/Martin. Cette politique a créé en bonne partie les conditions pour que 85 % des décès causés par la COVID-19 soient survenus dans des établissements de soins de longue durée.

Au moment où cette politique d’austérité était planifiée à Ottawa, l’analyse du recensement de 1981 avait déjà démontré que la pauvreté était fortement genrée et de plus en plus racialisée au Canada. Le refus du gouvernement canadien de s’attaquer à ces inégalités a préparé les conditions pour la fleuraison spectaculaire des inégalités ces dernières années.

En 2016, le premier recensement post-Harper a confirmé la réalité cruelle de multiculturalisme canadien. À l’exception de la population des Filipinos, au sein de laquelle on retrouve de nombreuses migrantes économiques, toutes les importantes minorités visibles au Canada sont deux à trois fois plus susceptibles de vivre dans la pauvreté que les blancs.

Heureusement pour le Parti libéral fédéral, l’intermède du gouvernement Harper a eu pour conséquence de camoufler la remarquable continuité, au cours des quarante dernières années, des choix politiques de la direction du pays.

Tout en amplifiant les inégalités antérieures, ces choix en ont créé d’autres qui nous ont éloignés de plus en plus d’une « société juste ». Grâce au DPB, nous connaissons maintenant au nom de qui le gouvernement a travaillé durant toutes ces années.

Robert Sweeny
Traduction de Véronika Brandl-Mouton et Milan Busic

1 Pour consulter le rapport, https://www.pbo-dpb.gc.ca/web/default/files/Documents/Reports/RP-2021-007-S/RP-2021-007-S_fr.pdf