Nathalie Rech est doctorante en histoire américaine à l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches portent sur le Louisiana State Penitentiary, situé à Angola, entre 1901 et 1961. Elle s’intéresse plus particulièrement aux expériences des femmes africaines-américaines incarcérées dans cette prison parfois désignée comme étant « la pire prison aux États-Unis ». Le 27 janvier dernier, elle a accordé cet entretien à Julie Francoeur, membre étudiante du CHRS, dans lequel elle nous fait part de ses recherches doctorales, du système carcéral américain et de sa posture historienne face à ce sujet sensible.
Julie Francoeur (JF) : Où en êtes-vous dans votre parcours académique?
Nathalie Rech (NR) : Je rédige présentement ma thèse de doctorat. Mon directeur principal est Greg Robinson, à l’UQAM, spécialiste d’histoire américaine. Ma codirectrice, Talitha LeFlouria, est à Austin au Texas. Elle est spécialiste de l’incarcération des femmes africaines-américaines; elle-même est Africaine-Américaine. Elle a publié en 2015 sa thèse sur le système de louage des prisonniers.ères en Géorgie au XIXe siècle, après la fin de l’esclavage (pour en savoir plus sur les travaux de Talitha LeFlouria).
JF : Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à l’histoire des prisons, et plus précisément au pénitencier d’Angola en Louisiane?
NR : Avant d’être étudiante en histoire, j’ai eu une carrière dans le milieu communautaire au Québec, en défense de droits. J’ai entre autres travaillé en itinérance pendant plusieurs années, donc j’ai côtoyé des gens qui avaient été détenus. J’ai aussi travaillé avec des personnes issues de l’immigration, ce qui m’a permis de mieux comprendre les enjeux de racisme systémique. En 2014, j’ai commencé à travailler sur une bande dessinée avec ma meilleure amie, qui est illustratrice et professeure de français aux États-Unis. Je suis tombée sur un roman qui parlait d’une tenancière de bordel à La Nouvelle-Orléans au tournant du XXe siècle. En fouillant un peu sur le sujet, nous avons décidé de travailler ensemble sur un roman graphique et de s’intéresser à une personne en particulier qui s’appelle Lulu White, qui était une des femmes les plus riches de La Nouvelle-Orléans à l’époque, puisqu’elle avait un bordel de luxe dans le Red Light. Elle profitait d’une niche particulière dans le marché du commerce du sexe: celle des femmes noires, mais claires de peau. À l’époque, il y avait tout un intérêt des hommes blancs pour ces femmes, intérêt qui remontait à la période de l’esclavage. C’est donc ce fantasme très particulier que Lulu White a exploité dans son bordel et qui lui a permis de faire fortune. Elle a perdu sa fortune par après; histoire rocambolesque, évidemment.
Mon intérêt pour le parcours de cette femme m’a menée à lire énormément sur la prostitution, sur La Nouvelle-Orléans, sur la Louisiane et sur les rapports interraciaux. Je m’intéressais déjà depuis longtemps à la question du racisme et particulièrement du racisme anti-Noirs. Dans ma carrière précédente, j’ai beaucoup travaillé avec des personnes migrantes, notamment beaucoup de personnes qui venaient des Caraïbes. Ça faisait longtemps que je pensais à réfléchir davantage à ces questions, mais je ne savais pas très bien comment le faire. Pendant plusieurs années, j’ai fait des recherches sur ces sujets en demandant à mes ami.e.s qui étaient aux études de me sortir des bouquins de l’université parce que je n’avais pas accès aux bibliothèques. À un moment donné, un ami qui était dans le même milieu que moi a commencé son doctorat en histoire à Concordia. Je lui ai posé plein de questions et l’année suivante, j’étais inscrite à l’UQAM! Je voulais continuer à travailler sur le tournant du XXe siècle en Louisiane parce que je trouvais que c’était une période très intéressante. Entre-temps, j’étais allée à La Nouvelle-Orléans et j’avais adoré ça. J’avais envie d’y retourner et, surtout, je m’intéressais aux femmes africaines-américaines. La transition vers le milieu carcéral s’est faite assez naturellement parce que Lulu White a été judiciarisée pendant toutes ces années où elle a été travailleuse du sexe et/ou tenancière de bordel. Elle a même fait un séjour en prison. Elle a eu une peine fédérale et a été incarcérée en Oklahoma parce qu’il n’y avait pas encore de pénitencier fédéral féminin (le premier a ouvert en Virginie en 1927).
J’ai tout d’abord pensé travailler sur la prison locale à La Nouvelle-Orléans qui s’appelle Orleans Parish Prison. Malheureusement, toutes leurs archives ont été soi-disant perdues dans Katrina en 2005, ce qui a bien fait leur affaire parce que c’est une prison qui a une réputation épouvantable. En même temps, je suis aussi interprète, et juste avant de rentrer au doctorat, en 2017, j’ai fait l’interprétation de deux conférences pour la venue de deux prisonniers politiques, des Black Panthers, qui avaient été incarcérés à Angola (le dernier est sorti en 2016) : Robert King et Albert Woodfox. Les entendre parler de ce lieu où ils ont chacun passé plusieurs décennies en isolement complet m’a lancée sur une nouvelle piste. Comme je ne pouvais pas travailler sur la prison à La Nouvelle-Orléans, je me suis penchée sur Angola et je me suis rendu compte qu’il y avait eu des femmes. Aujourd’hui, c’est un pénitencier qui est seulement pour hommes. Ils sont environ 6000. La plupart sont Noirs et la plupart ont des sentences à vie sans possibilité de libération. Angola est aujourd’hui le plus gros pénitencier super-maximum (sécurité maximale) aux États-Unis. La Louisiane est aussi l’État où le taux d’incarcération est le plus haut de tous les États-Unis, et les États-Unis ont déjà le plus haut taux d’incarcération au monde. En bref, tous ces facteurs font en sorte que cet endroit est vraiment important pour l’histoire de l’incarcération. C’est ainsi que je suis arrivée à mon sujet de thèse.
JF : Pouvez-vous décrire un peu le système carcéral américain, pour comprendre la place d’Angola dans le réseau institutionnel?
NR : Angola est une prison d’État installée dans une ancienne plantation. Tous.tes les prisonniers.ères ont été arrêté.e.s et jugé.e.s en Louisiane. Ma thèse porte sur la période 1901-1961. En 1901, avec l’objectif d’opérer plus humainement que les entrepreneurs qui « louaient » les prisonniers.ères, l’État de la Louisiane a racheté cette plantation et y a installé les prisonniers.ères. En 1961, ils ont finalement sorti les femmes pour les installer dans un pénitencier exclusivement féminin.
J’ai des données sur toutes les admissions entre 1901 et 1935. Pour cette période, 91 % des détenues étaient Noires, 2/3 des crimes commis étaient des crimes contre la personne (homicides, homicides involontaires, etc.), 1/3 des crimes étaient des crimes contre la propriété (du simple larcin au vol de banques, mais principalement des simples larcins). En me rendant dans les dossiers criminels, je me suis rendu compte que les femmes envoyées à Angola – un pénitencier d’État – sont souvent des femmes qui avaient commis plusieurs simples larcins et qui avaient déjà fait plusieurs peines locales.
JF : Comment cette prison mixte est-elle administrée ? Est-ce qu’il y a des interactions entre les prisonniers et les prisonnières ? Quelle est la proportion de femmes dans l’institution?
NR : Les femmes ne représentent jamais plus de 4 à 5 % de la population carcérale. Lors de son ouverture, l’établissement comprend trois camps de 250 hommes et un seul camp pour femmes comptant entre 40 et 200 détenues. La plantation se développe au fur et à mesure de l’expansion du système carcéral. Le nombre de camps d’hommes augmente et les femmes y sont de plus en plus minoritaires. Leur camp, jusqu’en 1956, est au milieu de la plantation.
En théorie, les interactions entre les hommes et les femmes sont interdites. Dans la pratique, les contacts sont nombreux puisque ce sont les prisonniers qui font tous les travaux dans la plantation (travaux agricoles, construction, réparations, etc.). De plus, ce sont des hommes en majorité qui dirigent et gardent le camp des femmes. Je pense aussi qu’il y a constamment des allées et venues. La plantation produit du coton, du sucre pour la revente, et des légumes pour nourrir des prisonniers et prisonnières, donc il y a sûrement des échanges. Ces contacts ont laissé peu de traces dans les archives. Mais on peut y voir quelques bribes, notamment à travers les punitions. Par exemple, une femme s’est fait punir parce qu’elle a passé de la correspondance dans un autre camp.
JF : Dans les prisons du nord des États-Unis et au Canada, les études portent beaucoup sur l’apprentissage de savoir-faire féminins comme moyens de réhabilitation. Est-ce différent à Angola ? Sépare-t-on le travail de manière genrée ?
NR : Il y a une différence entre les Noires et les Blanches. Les Blanches travaillent dans un atelier de couture, où elles fabriquent les uniformes, un travail répétitif mais moins exigeant. Les Noires, elles, travaillent dans les champs et ont la charge de la buanderie pour toute la plantation. Plusieurs d’entre elles, tout comme certains hommes, sont domestiques pour les familles blanches; elles font le ménage, la nourriture, elles s’occupent des enfants, etc. Comme la plantation est éloignée de tout, ce qui en fait un endroit parfait pour enfermer des gens, les employé.e.s vivent avec leur famille sur la plantation. Ils ont des petites maisons construites par des prisonniers.
JF : C’est donc une microsociété, on y reproduit les codes sociaux du sud des États-Unis.
NR : Oui, on est en pleine période de ségrégation raciale. Pour une famille blanche, avoir un serviteur noir ou une servante noire, ça fait partie du statut. On offre aux employés sur place le privilège d’avoir accès à ce statut-là.
JF : Qui sont ces femmes ? Qui est incarcéré à Angola ? Quel est leur profil sociodémographique ?
NR : Ce sont principalement des jeunes femmes et des jeunes filles. Au début du XXe siècle, aucune loi juvénile n’est en place, donc elles sont jugées comme des adultes. Elles se retrouvent au pénitencier parce qu’il n’existe pas de maison de réforme pour mineures. Les autorités parlent d’en créer, mais elles ne le feront jamais pour les Noires. Dans les registres que j’ai analysés, la plus jeune prisonnière a 12 ans, mais il y a fréquemment des filles de 14, 15 ou 16 ans. Je rencontre exceptionnellement des femmes en haut de 35 ans. Les prisonnières sont donc très jeunes, la plupart sont des travailleuses domestiques ou agricoles, elles viennent de milieux urbains comme de milieux ruraux.
JF : Ça ressemble un peu au Québec ! Je m’attendais à ce que les âges soient plus dispersés à Angola, en raison des crimes contre la personne commis.
NR : C’est un peu plus dispersé. Les plus âgées sont effectivement incarcérées pour des cas de meurtres, souvent contre des conjoints violents.
Le système judiciaire américain a beaucoup changé, pas nécessairement pour le mieux. À l’époque sur laquelle je travaille, les gens ne meurent pas nécessairement en prison, même s’ils et elles ont été condamné.e.s pour des sentences à vie. Au bout de 10 ans en général, parfois avant, les détenu.e.s sont libéré.e.s. Dans ma base de données, entre 1901 et 1935, seules 17 femmes sur un millier de détenues décèdent à Angola. Je sais qu’il y en a à peu près un millier qui sont arrivées entre 1935 et 1961, mais je n’ai pas vraiment d’informations personnelles sur elles.
JF : Au niveau plus méthodologique, comment analysez-vous la vie quotidienne à Angola et le parcours des femmes qui y sont incarcérées ? Quelle place occupent les parcours individuels dans votre analyse ?
NR : Pour moi, la base de données est aussi un outil pour travailler sur les individus. L’analyse statistique donne des résultats intéressants. Mon objectif principal est d’avoir une liste d’individus, pas juste pour en faire des calculs, mais pouvoir obtenir des informations sur chacune. Deux types de sources m’ont aidée à faire ma base de données, dépendamment des périodes : pour la première partie, je dispose de registres d’admission. On y trouve peu d’informations, mais j’ai tout de même accès à leur date d’arrivée, leur origine, la raison de leur condamnation, leur date et leur motif de sortie, leur âge, et leur taille. Pour le dernier tiers de la période, j’ai accès à une feuille par personne, ce qui me donne un peu plus d’informations, comme le dossier disciplinaire (punitions) et les affectations dans les tâches de travail. Les mentions des punitions sont très laconiques, une phrase ou quelques mots, donc il faut avoir beaucoup d’imagination et beaucoup de méthodologie. En entrant toutes ces punitions et les dates auxquelles elles surviennent dans ma base de données, j’ai réussi à faire une micro-chronologie. Je ne sais pas exactement ce qu’il s’y passe, mais je suis en mesure de mieux comprendre certaines dynamiques. Par exemple, j’ai pu me rendre compte qu’une même journée, deux femmes se sont fait punir pour la même infraction : elles s’étaient battues. J’en déduis qu’elles se sont probablement battues ensemble. Je me suis aussi rendu compte qu’il y avait eu une journée où 15 personnes se sont fait punir, ce qui semble être le signe d’une action collective de leur part, mais je n’en sais pas grand-chose.
J’ai répertorié tous ces évènements pour pouvoir les rattacher à d’autres informations. Je me suis déplacée dans une quinzaine de paroisses différentes pour tenter de retrouver le dossier criminel de chacune de ces femmes. Les archives des 64 cours criminelles, une pour chaque paroisse, ne sont pas du tout centralisées ni systématiquement conservées. J’ai retrouvé certains dossiers criminels, dans lesquels j’ai davantage d’informations sur l’incident, sur la tenue ou non d’un procès et parfois des témoignages. Je complète mon corpus avec des journaux, disponibles en ligne. Chaque fois que j’ouvre le dossier d’une femme, je mène une recherche en ligne pour trouver des informations sur l’« affaire » qui l’a conduite au pénitencier. C’est parfois très révélateur sur les représentations des femmes noires dans l’opinion dominante, mais pour certaines, leur sort est passé complètement inaperçu ou n’a pas laissé de trace. Cette démarche me permet de reconstituer des histoires autour des individus et d’illustrer certains aspects que je veux documenter avec les informations que j’arrive à trouver sur l’une ou l’autre.
JF : Il est important pour vous de donner la voix à ces femmes qui sont trop souvent anonymisées dans les archives?
NR : Oui. Justement, mon projet de postdoctorat est de faire des portraits individuels, comme j’ai fait lors de conférences dans les dernières années. Je veux faire la même chose en Nouvelle-Écosse et en Angleterre dans les communautés historiques noires. Si je suis financée, j’effectuerai cette recherche à l’Université de Liverpool, qui m’a invitée à rejoindre le Centre for the Study of International Slavery et le International Criminological Research Unit.
JF : Quelle violence observez-vous à Angola pendant cette période ?
NR : La violence physique et psychologique passe principalement par les punitions corporelles et l’isolement. J’ai vu toutes sortes de descriptions horribles dont je préfère passer les détails, mais la principale punition est le fouet, utilisé jusque dans les années 1950 pour la discipline. Toutefois, les femmes blanches ne sont jamais fouettées. Elles sont plutôt placées en isolement, qui est considéré à l’époque comme une « innovation sociale » plus « humaine ». C’est dans les années 1950 que l’isolement va se généraliser, mais il est implanté à partir des années 1930, même pour les hommes.
La question de l’esclavage et la figure de la plantation sont centrales dans l’analyse de ces violences. Dans mon travail, je ne parle pratiquement jamais d’Angola comme d’une prison, puisque ce ne sont pas les murs et les barreaux qui caractérisent le mieux ce lieu d’enfermement. Je préfère l’expression penitentiary plantation. Jusqu’à aujourd’hui, il y a des gens qui y sont incarcérés qui parlent de ce qu’ils vivent à Angola comme de l’esclavage. Il est difficile de ne pas tomber dans la facilité de dire qu’il s’agit de la même chose. Il y a des concordances au niveau de certaines conditions, mais il y a des choses qui sont très différentes, par exemple le statut. Être esclave, c’est être la propriété de quelqu’un à vie et transmettre ce statut à tes enfants. Être prisonnier à Angola, ce n’est pas être la propriété de quelqu’un à vie, c’est être incarcéré pour une période déterminée puisque, en principe, tu en sors. Le travail dans les champs est organisé de la même façon qu’il était organisé au temps de l’esclavage. Les conditions de travail dans les champs à l’époque sur laquelle moi je travaille sont les mêmes que celles dans une plantation d’esclaves : le travail en cadence, les attentes au niveau de la quantité de ce que tu peux ramasser dans une journée et les punitions si tu n’es pas assez rapide ou si tu ne remplis pas ton quota. Le fouet est la principale punition.
JF : Selon vous, qu’est-ce qui importe dans l’historiographie ? Comment aborder ce sujet en histoire, en 2022, avec la montée du mouvement Black Lives Matter dans les dernières années ?
NR : Quand j’ai commencé, le sujet attirait déjà beaucoup l’attention. L’historiographie sur l’incarcération est vraiment en pleine expansion depuis une quinzaine d’années aux États-Unis. Selon moi (et beaucoup d’autres!), la question raciale est indissociable de la question de l’incarcération aux États-Unis, mais aussi au Canada et ailleurs. Personnes autochtones, personnes racisées, minorités sexuelles, tous ces groupes sont aussi surreprésentés dans les prisons canadiennes. En fait, l’impact de l’incarcération est énorme aujourd’hui, compte tenu du nombre de personnes incarcérées, que ce soient des hommes, des femmes, des jeunes, et ce, dans toutes sortes d’institutions. Le contrôle des comportements dans les écoles constitue un « pipeline » vers la prison et on observe une sur judiciarisation des jeunes racisé.e.s. L’incarcération est un enjeu social énorme, ayant des impacts économiques sur les familles, impliquant des traumas intergénérationnels.
Ma propre perspective sur le sujet a évolué au fil de mes recherches, mais également en m’intéressant aux mobilisations actuelles. Je crois de plus en plus que l’abolition des prisons est nécessaire. Je me rends compte qu’Angola n’est pas une erreur de parcours. Lorsqu’on s’attarde aux discours officiels, à la couverture médiatique, aux propos qui sont tenus lors d’enquêtes, ou lorsqu’un nouveau directeur arrive, on a toujours l’impression que le discours c’est: « Avant, la prison était brutale, mais je vais mieux faire, on va traiter les gens humainement. » Dix ans plus tard, on se rend compte que c’est toujours aussi brutal. Pour moi, cela empêche de voir qu’en fait, la prison, celle d’hier ou d’aujourd’hui, est horrible. Il s’agit d’une institution créée pour broyer des êtres humains, pas pour les rendre meilleurs.
Les prisons ont été créées pour une raison, comme la police. Ces institutions n’ont jamais été créées pour empêcher ou résoudre des crimes ni pour assurer le bien-être collectif. Le problème n’est pas que ces institutions ne fonctionnent pas comme elles sont supposées fonctionner. Elles fonctionnent très bien comme elles sont supposées fonctionner. Le problème, c’est l’objectif de départ, qui est de contrôler, voire supprimer, certaines populations. On ne peut pas réformer des institutions comme celles-là.
Je lis en priorité des travaux sur le sujet qui sont faits par des Africain.e.s-Américain.e.s, parce que je veux m’assurer de comprendre leurs perspectives et d’essayer de les mettre en valeur le plus possible dans mon travail, autant que je le fais par rapport à des historiennes, plutôt que des historiens. Il y a des choses que l’on peut essayer d’approcher par les témoignages, par les lectures qu’on fait, afin d’être de plus en plus sensible. Certaines choses vont toujours m’échapper et je ne prétends pas que je suis capable de faire le travail mieux, ou aussi bien qu’une Africaine-Américaine serait capable de le faire sur le même sujet. C’est la posture que j’ai essayé d’adopter. C’est difficile, surtout dans un contexte où je n’ai pas des tonnes de témoignages de ces prisonnières d’Angola. Je suis tout le temps obligée d’utiliser les sources écrites par des hommes blancs à leur détriment. Elles sont définies comme éléments problématiques dans toutes les archives judiciaires, les archives de la prison, et la presse. J’essaie malgré tout de faire place à leurs expériences, à leurs souffrances, d’essayer d’imaginer leur parcours avec empathie et humilité.
La question des violences sexuelles me tenait vraiment à cœur, mais je n’ai pratiquement aucune source pour les déceler. L’indice qui s’en rapproche le plus, mises à part quelques rares mentions de grossesses, concerne l’histoire d’une femme noire qui est punie pour avoir essayé de propager des rumeurs sur deux hommes blancs et leur « occasionner du trouble ». On se doute à quel sujet… C’est ce que j’ai de plus précis concernant les violences sexuelles.
JF : Quelle place occupent la vulgarisation et la transmission des connaissances dans vos travaux?
NR : J’aurais bien aimé faire une exposition à La Nouvelle-Orléans pour présenter mes résultats, mais j’ai peur de manquer de temps d’ici la fin de mon doctorat. Je ne sais pas ce que le futur me réserve, mais j’ai envie de continuer à parler de ce sujet. Mon idée de faire des portraits individuels pour mon postdoctorat vise aussi à faciliter la vulgarisation sur ce sujet difficile, pour accrocher les lecteurs.rices, aller chercher leur empathie et leur imagination. J’espère aussi pouvoir contribuer avec ces travaux aux mobilisations qui ont lieu en ce moment à la fois contre le racisme et contre les prisons.