Entretien avec Catherine Tremblay

Catherine Tremblay a soutenu le 1er février 2022 une thèse en histoire intitulée « Plus que des histoires de jeunesse. Les mineur.e.s devant les tribunaux dans la région du Saguenay―Lac-Saint-Jean entre 1950 et 1977 », dirigée par Louise Bienvenue, professeure titulaire au Département d’histoire de l’Université de Sherbrooke et Peter Gossage, professeur au Département d’histoire de l’Université Concordia. Elle est aujourd’hui professeure associée au Département des sciences humaines et sociales de l’Université du Québec à Chicoutimi. Durant son parcours doctoral, Catherine a été membre étudiante du Centre d’histoire des régulations sociales. Véronika Brandl-Mouton a recueilli ses propos sur sa recherche. 

Véronika Brandl-Mouton (VBM) : Quel est le parcours qui vous a menée à vous intéresser à l’histoire des mineur.e.s et de leurs familles devant la justice au Saguenay—Lac-Saint-Jean entre 1950 et 1977?

Catherine Tremblay (CT) : La justice juvénile n’était pas mon sujet de recherche au début de mes études. C’est plus le hasard qui m’a amenée à m’y intéresser. À l’été 2015, j’ai été engagée comme assistante de recherche par ma directrice Louise Bienvenue pour effectuer une évaluation du fonds d’archives de la Cour de bien-être social de Chicoutimi. Honnêtement, à ce moment, je ne connaissais rien de ce tribunal. Cependant, assez rapidement, ce fonds qui n’avait jamais été étudié auparavant a mobilisé toute mon attention. À la fin de l’été, j’ai quitté ces archives, un peu tristement, et avec la tête pleine de questions. Après une discussion avec Louise, nous avons convenu d’en faire mon sujet de recherche. 

La première question qu’avait soulevée ma rencontre avec ces archives était de savoir où comparaissaient les mineur.e.s de la région avant l’implantation d’une Cour de bien-être social (CBES). En effet, ce tribunal spécialisé en matière de justice juvénile n’avait été implanté dans la région du Saguenay—Lac-Saint-Jean qu’à la toute fin de l’année 1962, alors que dans les grands centres comme Montréal, une CBES était en fonction dès 1950, soit l’année de création de ce tribunal. Quelques recherches ont permis de constater que pour la période de 1950 à 1963, les mineur.e.s de la région étaient jugé.e.s devant la Cour de sessions de la paix, un tribunal de juridiction criminelle. Ce constat m’a évidemment amené à son tour son lot de questions. Comment s’était organisée la justice à l’égard des mineur.e.s lorsqu’iels comparaissaient devant un tribunal de juridiction criminelle dédié aux adultes ? Est-ce que la cour adaptait ces pratiques pour prendre en considération les principes édictés par la Loi des écoles de protection de la jeunesse, adoptée en 1950, qui endossait clairement une approche protectionnelle en matière de justice juvénile ? Ces questionnements m’ont poussée à consulter un autre fonds d’archives, celui de la Cour des sessions de la paix de Chicoutimi, fonds qui n’avait pas non plus été étudié. C’est donc en grande partie ces premiers questionnements, de même que le plaisir de « réveiller » deux fonds d’archives en dormance, qui ont nourri mon intérêt pour l’histoire de la justice des mineur.e.s et de leurs familles dans la région du Saguenay—Lac-Saint-Jean.

VBM : Qu’est-ce qui a caractérisé la singularité de ce sujet ? 

CT : Les historien.ne.s qui se sont intéressé.e.s à la justice juvénile au Québec ont jusqu’à maintenant principalement porté leur regard sur les expériences qui se sont déroulées dans les grands centres (Montréal, Québec, Sherbrooke). Cette tendance est autant vraie pour les tribunaux que pour les institutions nécessaires à leur fonctionnement, comme les écoles de protection de la jeunesse. Il est aussi vrai que ces recherches ont principalement investigué la période allant du milieu du 19e siècle jusqu’au milieu du 20e siècle. Il était ainsi pertinent d’une part d’excentrer le regard, pour tenter de comprendre comment s’était déployée et organisée la justice juvénile dans les régions du Québec, et d’autre part, de considérer la période se déployant en aval de la Seconde Guerre mondiale. 

Les archives de la CBES du Saguenay—Lac-Saint-Jean offraient également la possibilité d’éclairer un point d’ombre de l’historiographie, soit la question des mineur.e.s autochtones devant les tribunaux spécialisés. En effet, en ce qui concerne les Premières Nations, les travaux ont principalement été axés autour des adultes. Ainsi, les mineur.e.s issu.e.s des Premières Nations, qui avaient comparu devant les tribunaux juvéniles dans les années 1950 à 1970, n’avaient pas bénéficié de cette attention. Mes sources ont permis de poser quelques pistes de réflexion à partir des dossiers des mineur.e.s ilnu.e.s de Mashteuiatsh qui ont comparu devant la CBES à Roberval de 1963 à 1977.

VBM : Quelles sont les principales conclusions développées au sein de votre thèse ?

CT : J’ai pu constater que, malgré l’absence d’une CBES pendant un peu plus d’une décennie, une justice spécialisée pour les mineur.e.s se met en place, voire se bricole, dans la région, et ce principalement sous l’impulsion des expert.e.s de l’enfance, comme les travailleurs.euses sociaux.ales. Ces expert.e.s sont appelé.e.s à la cour, à la demande du juge, et vont favoriser l’adoption de mesures ouvertes telles que préconisées par la Loi des écoles de protection de la jeunesse. En fait, la Cour des sessions de la paix lors de la comparution de mineur.e.s passe progressivement du pénal au social, notamment à partir de 1956, alors que des mineurs présumés « exposés à des dangers physiques ou moraux » comparaissent devant ce tribunal. J’ai donc constaté qu’en amont de l’implantation d’un tribunal spécialisé, la justice juvénile dans la région connaît déjà d’importantes transformations. Ainsi, l’ouverture d’une CBES en 1963 ne marque pas une rupture dans les pratiques, mais s’inscrit plutôt dans la continuité. 

Un autre élément qui marque la justice juvénile dans la région est le manque de ressources humaines, institutionnelles ou matérielles. Cette réalité demeure palpable, même dans les années 1960, malgré l’ouverture des instituts Lachenaie à Roberval et Saint-Georges à Chicoutimi, tous deux dédiés aux mineur.e.s. L’utilisation de la prison commune comme lieu de détention provisoire, pendant toute la période étudiée, est un exemple qui révèle les ajustements que l’on retrouve dans les pratiques de la justice qui se trouve modulée par la réalité régionale et par des considérations assez immédiates de placement temporaire. 

En ce qui concerne le portrait des mineur.e.s qui comparaissent, un point important se dégage concernant la dimension du genre. En effet, la justice juvénile n’est pas indifférente à la question du genre. Toutefois, je pensais que la libéralisation des mœurs dans les années 1960 et 1970 transformerait éventuellement la manière d’envisager les comportements jugés délinquants, notamment en ce qui implique les jeunes filles. Dans les faits, on semble plutôt assister à une crispation des modèles régulatoires. Il demeure que la sexualité, avérée ou présumée, est une balise très importante pour définir les comportements jugés délinquants chez les filles ainsi que pour justifier l’action du tribunal et des familles. 

Un autre point intéressant concerne les mineur.e.s ilnu.e.s de Mashteuiatsh. Tout en étant consciente que les données recueillies sur cette jeunesse sont fragmentaires, il a été possible de réfléchir à l’exercice de la justice en territoire autochtone. Il a été intéressant de constater que malgré que la dimension de la race est la balise qui oriente les analyses des expert.e.s de l’enfance au tribunal, de même que les décisions qui y sont prises, je constate parfois une certaine volonté de comprendre et de prendre en considération les pratiques et les réalités du milieu autochtone. Toutefois, il ne faut pas amplifier ce phénomène, ni même présumer de ses effets. Les caractéristiques qui dominent les pratiques judiciaires concernant les mineur.e.s ilnu.e.s sont généralement l’incompréhension du milieu de même que l’inadaptation des services. 

Je dirais que de manière plus large, cette recherche menée à partir des archives judiciaires, et donc dans la limite de ce que contiennent ces archives, a permis de poser un regard sur l’histoire des familles et de la jeunesse, dans une période marquée par la redéfinition des mœurs. Je constate également la pertinence de mener des recherches dans les régions éloignées des grands centres, pour révéler les expériences particulières qui s’y sont déroulées.

Enfin, la rédaction de ma thèse s’est par ailleurs faite dans un contexte particulier de réflexions majeures sur la protection de l’enfance au Québec. Par exemple, les travaux de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse sous la présidence de Régine Laurent ont révélé des problématiques et des enjeux dans le système actuel, notamment en ce qui a trait aux services à l’enfance dans les communautés autochtones.

VBM : Quel rôle le Centre d’histoire des régulations sociales comme lieu de recherche a-t-il joué dans votre parcours doctoral ?

CT : Le CHRS m’a offert du soutien à plusieurs niveaux. Dans un premier temps, j’ai bénéficié d’une bourse de doctorat offerte par le centre en 2015. Le CHRS m’a également permis de présenter ma première communication scientifique dans le cadre du colloque Vices dans l’histoire du Québec et du Canada, de la Nouvelle-France à nos jours en mai 2017. J’ai également bénéficié d’un accès au site SIRS, qui m’a permis de dépouiller mes archives à l’aide d’une fiche de données en ligne. Ainsi, le CHRS m’a offert du soutien à plusieurs étapes déterminantes de ma recherche, ce qui m’a aidée à mener le projet à son terme.

VBM : Quels sont vos plans pour la suite ?

CT : Dans l’immédiat, j’ai obtenu un financement pour la publication de ma thèse, projet que je trouve extrêmement stimulant. Un article est également à paraître dans la Revue d’histoire de l’Amérique française au début de 2023. J’espère de plus pouvoir poursuivre mes recherches sur les institutions dans la région du Saguenay—Lac-Saint-Jean dans le cadre d’un stage postdoctoral. 

Sur un ton plus personnel, les études doctorales combinées à mon travail comme chargée de cours ont mobilisé une grande partie de mon temps, ce qui a nécessité beaucoup de résilience de la part de mes enfants. J’espère donc aujourd’hui leur montrer qu’il y a une vie après le doctorat.