Professeure adjointe à l’Université de Montréal et membre du comité éditorial de la revue HistoireEngagée, Catherine Larochelle est également chercheuse régulière au CHRS depuis 2018. Ses recherches en histoire culturelle portent notamment sur la question du racisme, de l’orientalisme et de l’imaginaire impérial dans le Québec du XIXe et du XXe siècle. Sa première monographie, L’école du racisme. La construction de l’altérité à l’école québécoise, paraîtra à l’automne 2021.
Dans ce grand entretien accordé à Sandrine Labelle, Catherine Larochelle nous parle de son parcours académique, de ses projets actuels et à venir, d’université féministe et de pédagogie critique.
Sandrine Labelle : Vous préparez actuellement la publication de votre thèse de doctorat, qui porte sur l’histoire du racisme à l’école québécoise. Pourriez-vous revenir rapidement sur votre parcours académique, de vos débuts dans la discipline jusqu’à la réalisation de cette thèse?
Catherine Larochelle : Mes débuts dans l’univers de la recherche en histoire ont été profondément marqués par le CHRS. J’étudiais à l’époque dans un programme multidisciplinaire de premier cycle, et je ne me destinais pas du tout à faire l’histoire du Québec : je complétais une mineure en langue et culture arabes. Dans l’un de mes cours, j’ai fait la connaissance de Jean-Marie Fecteau (à l’époque directeur du CHRS), qui m’a proposé un emploi d’auxiliaire de recherche au Centre. Dans le cadre de ce contrat, j’ai passé l’été à me plonger dans les archives des Sœurs de la Providence : je dépouillais leurs chroniques datant du XIXe siècle. J’ai trouvé cette expérience fascinante, et cela m’a donné la piqûre de la recherche en archives! J’ai donc entamé une maîtrise en histoire, sous la direction de Jean-Marie. Mon projet de recherche, qui portait sur les représentations de l’Orient dans les manuels scolaires québécois, me permettait de combiner ma nouvelle passion pour l’histoire du Québec, ainsi que mon intérêt d’origine pour les études sur le Moyen-Orient.
Lorsque j’ai entamé mon doctorat à l’Université de Montréal, mon objectif était de poursuivre ma réflexion sur la présence de l’altérité dans l’éducation au Québec. Ma réflexion était à l’époque très influencée par la pensée d’Emmanuel Levinas, un philosophe auquel m’avait initié Jean-Marie durant ma maîtrise. Je m’appuyais sur l’idée selon laquelle une identité nationale se construit en opposition à des « Autres », et je me demandais : quel rôle l’école québécoise a-t-elle pu jouer dans cette construction? Au contact de mes sources, il m’est apparu évident que cette histoire était indissociable du contexte colonial et impérial propre au Québec du XIXe siècle. J’ai également pu constater que les discours véhiculés par l’école québécoise étaient profondément racistes. Cet élément est devenu le fil conducteur de mon livre, qui s’intitulera d’ailleurs « L’école du racisme ».
SL : Pourquoi avoir choisi l’institution scolaire comme objet d’étude?
CL : Il est vrai que j’aurais pu choisir de me pencher sur n’importe quel discours social : qu’il s’agisse de la presse, de la littérature, ou de la culture populaire, les représentations de l’ « Autre » sont partout! Toutefois, le fait de choisir l’école me permettait d’avoir accès à un discours que l’ensemble de la société reçoit, et qui a modelé la vision du monde d’un grand nombre de Québécois.e.s. Bien sûr, cela ne veut pas dire que l’ensemble de la société absorbe et accepte ce discours de manière homogène. Le cursus scolaire n’est pas toujours suivi à la lettre, et une multitude d’autres facteurs – l’expérience de vie, les rencontres, les voyages, la culture familiale – peuvent influencer la vision du monde des individus. Il n’en demeure pas moins que l’école est une institution très normalisante. Des générations complètes ont été exposées à ces discours, et il ne faut pas négliger l’impact que cela peut avoir sur une société. Sans dire que la société québécoise au grand complet est toujours raciste, je crois que les effets de cet héritage sont plus importants et plus insidieux qu’on ne le croit : c’est une sorte de bagage culturel que l’on traîne sans le voir.
SL : Vous poursuivez aujourd’hui ces réflexions dans le cadre d’un nouveau projet de recherche, qui porte sur la figure d’Albert Lacombe. Pouvez-vous nous parler davantage de ce projet?
CL : Albert Lacombe est un missionnaire canadien-français qui, bien que tombé dans l’oubli depuis la Révolution tranquille, a déjà été très important au sein du récit national québécois. Lacombe était membre de la congrégation des Oblats de Marie-Immaculée, et a contribué à la colonisation du Nord-Ouest dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Perçu comme un « héros missionnaire », il est devenu de son vivant une véritable légende au Québec. Le personnage d’Albert Lacombe est selon moi fascinant parce qu’il est extrêmement complexe et ambigu. D’une part, l’ensemble de mes sources semblent indiquer qu’il entretenait d’excellents rapports avec les communautés autochtones. Toutefois, il servait également d’agent colonial : il a notamment contribué à la construction du chemin de fer en matant les rébellions autochtones. Ses bonnes relations avec les communautés locales l’ont amené à jouer un rôle de médiateur, qui lui a au final permis de faciliter la colonisation du Nord-Ouest. De plus, il a eu un rôle important dans l’établissement du système de pensionnats pour enfants autochtones.
Plusieurs études en France et en Grande-Bretagne se sont intéressées à ce type de personnages, qui sont devenus célèbres pour leur travail missionnaire dans l’Afrique coloniale. Lacombe représente la version canadienne-française de ces « héros impériaux ». Selon moi, on peut conceptualiser le Québec du milieu du XIXe siècle comme une métropole impériale, et considérer, dès lors, que la population percevait le Nord-Ouest comme leur terrain d’exploration et de colonisation. En étudiant la manière dont la notoriété d’Albert Lacombe a été construite au Québec, je souhaite explorer cet imaginaire : comment, à travers ce personnage, a-t-on fait circuler au Québec une culture coloniale, impériale et/ou colonialiste? Ce projet s’inscrit par ailleurs dans le cadre d’un chantier de recherche plus large, que je mène en partenariat avec Ollivier Hubert. Nous nous intéressons de manière plus générale à la circulation d’une propagande missionnaire au Québec durant la colonisation du Nord-Ouest au XIXe siècle.
SL : Peut-on parler d’une culture coloniale partagée avec le Canada anglais? Ou êtes-vous plutôt en mesure de faire ressortir une spécificité québécoise?
CL : Dans mes travaux, je défends la thèse selon laquelle la culture coloniale canadienne-française est très semblable à celle du reste du Canada. Bien sûr, il existe certaines spécificités, et cette culture ne se manifeste pas toujours exactement selon les mêmes modalités. Cela dit, ces différences demeurent selon moi mineures et n’ont rien de fondamental. J’accorde une importance limitée à ces spécificités, parce que mon objectif n’est pas de déterminer en quoi le Québec serait plus ou moins raciste que le reste du Canada. Je cherche plutôt à rappeler que le Québec est une société occidentale et que, comme toutes les sociétés occidentales, son imaginaire et sa culture ont été modelés par l’idéologie coloniale. Nous n’avons pas suffisamment cherché à comprendre les impacts de cet héritage sur notre société.
SL : Plusieurs des thématiques explorées dans vos travaux font écho à des débats de société très actuels. Vous faites d’ailleurs souvent le pont entre vos recherches et certaines préoccupations contemporaines. Votre participation récente à un ouvrage collectif critiquant la Loi 21 en témoigne. Pourquoi est-ce important pour vous?
CL : Je pense que cet intérêt me vient de mon parcours personnel, qui ne me prédestinait pas nécessairement à devenir historienne. J’aurais pu devenir sociologue, littéraire, ou anthropologue ; mes questionnements en tant qu’intellectuelle ont toujours été profondément ancrés dans des préoccupations contemporaines. Mon projet de maîtrise, par exemple, a été fortement influencé par les débats de société entourant la Commission Bouchard-Taylor, qui faisaient alors rage au Québec. La question de l’Islam prenait une place énorme au sein des débats publics, et je peinais à comprendre les causes de cette obsession : j’ai voulu comprendre les racines de ce phénomène. Le fait de me plonger dans les sociétés du passé à travers les archives m’est apparu comme un moyen stimulant de répondre à ces interrogations. La discipline historique s’est en quelque sorte imposée comme un terrain de jeu intellectuel qui me convenait, mais pour que mon travail conserve son sens à mes yeux, il doit toujours conserver une résonance contemporaine.
J’ai davantage développé ces réflexions depuis la fin de mes études doctorales, à travers mon engagement dans la revue HistoireEngagée. Au fil de mon implication dans ce projet, j’ai beaucoup réfléchi aux manières alternatives de pratiquer et de diffuser l’histoire, et sur la façon dont on peut répondre aux questions actuelles grâce à des éclairages historiques. Bien qu’elles soient parfois boudées au sein de la profession historienne, ces pratiques m’apparaissent aujourd’hui comme hautement légitimes!
SL : Vous prenez d’ailleurs fréquemment la parole pour inviter vos collègues à réinventer la pratique historienne et, plus largement, à repenser l’organisation de la recherche dans le monde universitaire. Quel a été le point de départ de ces réflexions?
CL : Le fait d’être une jeune chercheuse tout en étant mère de trois enfants a beaucoup contribué à redéfinir ma manière d’aborder le travail académique. J’ai souvent l’impression que, pour réussir dans le monde de la recherche, les femmes doivent agir comme si elles n’avaient pas d’enfants. Pour espérer se démarquer et être appelées en entrevue, elles doivent avoir un curriculum vitae compétitif : il faut que la maternité n’ait affecté ni leur parcours ni leur niveau de productivité. Cela se fait au prix d’importants sacrifices, et je ne crois pas que les mères chercheuses devraient avoir à faire ces choix. Ne serait-ce que pour la qualité du savoir que l’on produit! En tant qu’historienne qui cherche à comprendre les sociétés du passé, il me semble important de ne pas vivre dans une bulle, et de demeurer en contact avec la « vraie vie » : m’occuper de mes enfants en fait partie.
J’ai vu beaucoup de personnes extraordinaires souffrir de ce système, qui les rejetait parce que leur cheminement était atypique, ou parce qu’elles ne correspondaient pas aux standards de performance de l’institution. Je crois qu’il est essentiel de redéfinir nos attentes et nos exigences dans le monde de la recherche : la richesse des parcours et des expériences de vie devrait selon moi être quelque chose de positif ! Il y a une grande absurdité dans ce système qui tend à nous priver de cette diversité.
SL : La pandémie semble avoir souligné à gros traits certains de ces problèmes.
CL : La pandémie a été une sorte de catalyseur qui a vraiment mis en évidence les limites de ce système. J’en ai subi les conséquences de manière très personnelle : avec les enfants à la maison et l’impossibilité d’avoir une gardienne, la charge de care a explosé. Via les réseaux sociaux, j’étais en contact avec de nombreuses mères professeures d’université et nous arrivions toutes au même constat : il était devenu tout simplement impossible d’y arriver. Une multitude d’études ont commencé à circuler à ce sujet : la pandémie avait un impact démesuré sur la charge de travail des femmes et des personnes de couleur. Évidemment, ce contexte exceptionnel a des impacts sur notre travail, sur notre niveau de disponibilité, sur la quantité et la qualité du temps que nous avons à dédier à la recherche. Dans le monde académique, cela s’est traduit par une baisse significative de la productivité des femmes chercheuses.
Les personnes issues des communautés déjà moins représentées dans l’Université sont plus susceptibles d’avoir été affectées par la pandémie. Par conséquent, leur dossier risque d’être encore plus marqué qu’auparavant par ces différents obstacles. Comment leur carrière va-t-elle être affectée, à moyen et à long terme, par cette baisse de productivité? Je m’inquiète particulièrement pour l’octroi des postes de professeur.e.s : aucun mécanisme clair n’est prévu pour permettre aux comités d’embauche de prendre en compte les impacts de la pandémie. En l’absence de directives claires, même les personnes les plus sensibles à ces questions risquent de pencher, inconsciemment, vers le curriculum vitae le mieux fourni! Je crains que cela n’ait des impacts néfastes sur la diversité au sein du monde universitaire pour les années à venir.
L’automne dernier, j’ai décidé d’écrire un texte sur la question, et je l’ai soumis à d’autres mères chercheuses. Elles y ont mis leur grain de sel et nous l’avons publié collectivement dans la revue University Affairs. Malheureusement, peu de choses ont changé depuis. Même si ces critiques ont été soulevées à de nombreuses reprises, les institutions n’y ont pratiquement pas répondu. Je crois encore énormément à l’idée d’une université plus féministe et inclusive, mais ce sera malheureusement un travail de très longue haleine!
SL : Comment interprétez-vous votre rôle de pédagogue dans ce contexte? Réinventer l’enseignement pourrait-il être un moyen de bâtir une université plus féministe?
CL : Absolument! À travers l’enseignement, je découvre un espace d’exploration et d’expérimentation stimulant. Je profite de la latitude dont je bénéficie en tant qu’enseignante pour développer des façons alternatives de pratiquer l’histoire. J’essaie de ne pas uniquement définir les objectifs de mes cours en termes professionnalisants. Je me demande plutôt : qu’est-ce qui est le plus pertinent pour saisir la façon dont l’histoire s’applique au présent, ou encore sur la manière dont elle peut être communiquée? Repenser mes évaluations me permet d’explorer différentes avenues. J’aime par exemple proposer à mes groupes de présenter les résultats de leur recherche sous forme de balado, ou encore par le biais d’affiches inspirées par le travail du Graphic History Collective. Ces formules m’offrent l’opportunité de développer d’autres compétences – notamment la communication orale – qui selon moi ne sont pas assez valorisées dans la formation en histoire.
L’idée d’une pédagogie féministe et engagée me plaît beaucoup, mais il ne faut pas penser que cela vient sans défis! Je pense entre autres à ma première expérience d’enseignement du cours de méthodologie au baccalauréat en histoire. Puisque ce cours n’a pas de contenu défini, j’avais décidé que la grande majorité de mes exemples porteraient sur l’histoire des femmes ou du genre, ainsi que sur l’histoire de la Révolution haïtienne. Cette expérience a été extrêmement inconfortable! Je me suis rendu compte qu’il pouvait être très délicat d’aborder ces thématiques – sur lesquelles je ne suis pas toujours une experte – , et mon enseignement était loin d’être toujours bien reçu. Cette expérience a été le point de départ d’une réflexion autour de l’idée d’« inconfort pédagogique ». J’en ai fait un principe central de mon enseignement : en début de session, j’annonce désormais mon intention de pratiquer une pédagogie de l’inconfort. J’explique que je souhaite créer un espace sécuritaire, mais que j’entends en même temps aborder des thématiques qui vont nous sortir de notre zone de confort : cela est inévitable si l’on veut parler de pans plus sombres de l’histoire.
Avec le temps j’en suis venue à me dire que, même s’il est drainant, l’inconfort en classe peut également être productif. Il s’agit d’un sentiment qui nous ancre dans le moment présent : une personne inconfortable est absolument présente dans la classe et investie dans la relation pédagogique. L’inconfort nous fait douter, réfléchir, nous pousse à nous remettre en question. C’est une posture épuisante, mais je préfère cela à l’indifférence ou à l’apathie!
SL : Pour conclure, comment voyez-vous la suite de votre carrière? Certains projets vous habitent-ils actuellement?
CL : Mes recherches actuelles portent sur les Oblats de Marie-Immaculée, mais j’aimerais également m’intéresser au rôle joué par d’autres congrégations religieuses dans la colonisation du Nord-Ouest. Je pense notamment aux Sœurs Grises, aux Sœurs de la Providence, et aux Sœurs de Sainte-Anne, qui ont notamment contribué à la fondation des pensionnats autochtones dans cette région du Canada. L’action de ces congrégations sur le territoire québécois a été largement documentée par l’équipe du CHRS. Toutefois, on connaît mal leur intervention sur le « terrain missionnaire ».
Des liens étroits existaient pourtant entre ces deux fronts. Dans bien des cas, ce sont les mêmes individus qui œuvraient aux deux endroits. Dans d’autres cas, les membres d’une même congrégation s’échangent de nombreuses lettres. Il y a donc lieu de se demander : comment les méthodes d’intervention et de prises en charge ont-elles pu circuler entre ces deux espaces? Par exemple, s’inspire-t-on des écoles de réforme pour construire les pensionnats? Comment le traitement des populations canadiennes-françaises a-t-il été différent, s’il l’a été, parce qu’elles sont blanches? Toutes ces questions me stimulent beaucoup, et j’espère les approfondir dans de futurs projets de recherche.