Yuxi Liu a soutenu le 3 septembre 2019 une thèse doctorale en histoire intitulée « Les relations transnationales entre le Québec et la Chine populaire (1960-1980) : acteurs, savoirs, représentations », dirigée par les professeurs Martin Petitclerc (UQAM) et Yves Denéchère (Université d’Angers). Tout au long de son séjour doctoral, elle a été membre étudiante du CHRS et est aujourd’hui chercheuse affiliée à l’équipe. Yuxi occupe nouvellement le poste de professeure assistante (tenure-track) au sein de l’Institut de la recherche en sciences humaines de l’Université ShanghaiTech. Martin Robert a recueilli ses propos sur ses recherches.
Martin Robert : Pouvez-vous d’abord nous donner une idée du parcours qui vous a conduit à vous intéresser à l’histoire des rapports entre le Québec et la Chine?
Yuxi Liu : J’ai fait ma première maîtrise d’histoire en Chine, où mon directeur de recherche était spécialisé en histoire des mouvements ouvriers au Canada. Comme j’apprenais le français comme langue seconde, je portais un intérêt particulier au Canada français. En 2013, j’ai commencé un Master d’histoire à l’Université d’Angers, en France. Lorsque j’ai exprimé au Professeur Yves Denéchère mon envie de faire un doctorat dans le domaine des études québécoises, il a avancé l’idée d’une cotutelle France-Québec, afin de donner une meilleure assise à mon projet de recherche portant sur les relations entre les sociétés québécoise et chinoise. Au début des années 1990, le laboratoire Histoire des régulations sociales, créé à l’Université d’Angers par Jacques Petit, et le CHRS ont noué des relations de recherche très fortes. Ainsi, des séjours de recherche de doctorants ont eu lieu, des colloques ont été organisés, des cotutelles ont été menées à bien. En avril 2015, une convention de cotutelle a été établie pour mon projet entre l’Université d’Angers et l’UQAM, et je suis arrivée à Montréal cinq mois plus tard. Le dépouillement des sources dans plusieurs centres d’archives au Québec m’a permis de mieux définir mon sujet de recherche et les questions auxquelles je souhaitais répondre dans ma thèse. J’ai alors décidé de travailler sur les acteurs non étatiques (« autonomes ») dans les relations sino-québécoises durant la période 1960-1980.
MR : Est-ce que ce sujet de recherche avait été étudié jusqu’ici ?
YL : L’historiographie des relations du Québec avec l’Asie est peu développée. Dans un ouvrage collectif paru en 1993 et dirigé par plusieurs chercheurs du Centre québécois de relations internationales, la seule analyse consacrée aux relations entre le Québec et l’Asie accorde une grande importance aux domaines visés par la stratégie de l’État québécois, négligeant par conséquent la participation et la contribution des acteurs non étatiques. Ils vont jusqu’à déplorer que : « La découverte de l’Asie fut lente et heurtée. […] Curieusement, la croissance régulière du commerce avec l’Asie [dans les années 1970] ne parvenait pas à briser l’indifférence engendrée par l’éloignement géographique et la distance culturelle. »
Serge Granger, professeur à l’Université de Sherbrooke, a joué un rôle pionnier dans l’étude des relations du Québec avec la Chine, avec sa thèse et son ouvrage intitulé Le Lys et le Lotus. Les Relations du Québec avec la Chine de 1650-1950. Il y affirme que les relations sino-québécoises remontent au temps de la colonisation française. Elles ont été menées principalement par les missionnaires qui ont joué un rôle de premier plan, que ce soit les jésuites en Chine au XVIIIe siècle ou les religieux de retour au pays après la révolution de 1949. Ces missionnaires chassés de la Chine communiste auront une influence déterminante, affirme Granger, sur la décision du gouvernement du Canada de refuser de reconnaître la Chine communiste. Plusieurs articles du même auteur abordent les relations sino-québécoises après 1949. Il évoque que les perceptions de la Chine au Québec connaissent une évolution lorsque la jeunesse « se révolte contre le conservatisme catholique, se tournant même vers le maoïsme ». Granger considère la transition de la sinologie catholique à la sinologie marxiste comme relevant du processus de sécularisation de la société québécoise.
À partir de la fin des années 1960, cette sinologie « laïque » devient de plus en plus politisée avec la multiplication des mouvements de contestation dans la société québécoise. En parallèle, on assiste également à un plus grand intérêt pour la Chine populaire dans le milieu universitaire, notamment à l’Université McGill. Comme les travaux existants abordent peu ces acteurs non étatiques, j’ai voulu proposer une analyse approfondie des parcours individuels et des réseaux associatifs qui ont tenté de créer des liens durables entre les sociétés québécoise et chinoise. Ainsi, mon étude ambitionne de mettre en lumière, de la manière la plus complète possible, la circulation des personnes, des idées et des objets entre les sociétés québécoise et chinoise dans les années 1960 et 1970, alors que s’amorce la normalisation des relations diplomatiques sino-canadiennes. Mon étude se situe donc au croisement de plusieurs champs, dont l’histoire des relations internationales du Québec, l’histoire politique et culturelle du Québec, et l’étude des relations étrangères de la République populaire de Chine (RPC).
MR : Quelles sont les principales conclusions auxquelles vous êtes arrivée dans votre thèse?
YL : À travers l’étude de l’évolution, de la transmission et de la diffusion des perceptions et des connaissances de la Chine au sein de la société québécoise, ma thèse éclaire la contribution des acteurs non étatiques aux relations entre le Québec et la Chine dans les années 1960 et 1970. En effet, dès avant la réception officielle d’une délégation chinoise par le gouvernement québécois en 1977, des individus et des réseaux associatifs ont coordonné des actions au niveau international, en agissant au sein d’institutions académiques, d’associations d’amitié et d’organisations politiques. Ces acteurs autonomes ont développé de nombreuses interactions avec la société chinoise en amont, au-delà et en deçà des relations interétatiques. Cette dimension a été trop négligée par l’historiographie des relations internationales du Québec, qui est principalement centrée sur l’action étatique et la politique étrangère.
Pendant les deux décennies étudiées, les perceptions des acteurs non étatiques de la Chine variaient évidemment en fonction de leur niveau de connaissance. Ce que les observateurs percevaient de la Chine était influencé par le contexte politique et, plus subtilement, par un ensemble de présupposés qui découlaient d’une appartenance à des groupes sociaux, politiques ou encore idéologiques.
C’est dans le milieu universitaire, durant la deuxième moitié des années 1960, qu’ont émergé de nouvelles connaissances et perceptions de la Chine. Les universitaires, surtout ceux ayant effectué un séjour à Pékin, étaient généralement les mieux informés et les plus à même de comprendre les réalités du pays. Par l’analyse de la genèse de groupes de recherche et de voies par lesquelles ils ont diffusé leurs connaissances au sein et en dehors du milieu universitaire, ma thèse a démontré la contribution des universités aux relations sino-québécoises et sino-canadiennes. La formation en études chinoises et les possibilités de séjour en Chine offertes par McGill ont notamment préparé le terrain pour l’accentuation du phénomène sinophile dans les années 1970 au Québec. Aux côtés des universitaires se développaient d’autres sensibilités sinophiles nourries par le contexte contestataire des années 1960 et 1970 au Québec. Se trouvant surtout dans les mouvements sociaux, politiques et étudiants, cette sensibilité politique s’intéressait au projet socialiste et tiers-mondiste du régime chinois. La domination occidentale subie par le peuple chinois depuis la première guerre d’Opium suscitait l’engouement de plusieurs militants souverainistes et socialistes québécois, notamment au sein de la gauche traditionnelle et du mouvement syndical.
Les universitaires et les socialistes ont posé les fondements d’un phénomène sinophile au Québec qui s’est par la suite développé autour de deux principaux groupes d’amitié avec la Chine et de deux organisations maoïstes. L’étude de ces groupes sinophiles m’a permis de comprendre les motivations de leur participation aux relations sino-québécoises et sino-canadiennes. Pour plusieurs d’entre eux, la participation aux relations sino-québécoises était en fait conditionnée par une volonté de s’inspirer de l’expérience chinoise pour mieux s’inscrire dans les débats sociaux et politiques du Québec. Ce qui semblait essentiel pour certains militants était la conviction selon laquelle les peuples québécois et chinois, malgré leurs différences historiques, culturelles et ethniques, partageaient certains points communs, qu’il s’agisse de la lutte pour la décolonisation des consciences, pour l’indépendance politique, pour la modernisation économique, pour le progrès social dans divers domaines : éducation, conditions de vie et de travail, égalité des femmes, etc.
La « normalisation » des relations entre la Chine et les pays « impérialistes » a contribué à la banalisation des représentations de la Chine dans l’imaginaire politique occidental, mais aussi à la reconfiguration des rapports internationaux entre la Chine et le Québec. Lorsque le gouvernement péquiste a réalisé, en 1977, l’importance de la Chine dans la politique étrangère du Québec, les relations initiées par la société civile ont servi de base à l’élaboration et au développement des relations gouvernementales sino-québécoises. Par exemple, la première rencontre entre représentants des gouvernements québécois et chinois s’est réalisée sous les auspices des universités francophones spécialisées en relations internationales qui avaient pris l’initiative d’étudier la Chine dès le début des années 1970.
MR : Sur quelles sources vous êtes-vous principalement appuyée dans vos recherches?
YL : Mes sources peuvent être divisées en trois catégories, qui correspondent aux principaux acteurs étudiés : d’abord les archives des acteurs non étatiques, incluant les associations d’amitié et les groupes maoïstes, ainsi que les institutions du savoir, ensuite, celles des gouvernements et, enfin, les journaux numérisés. Les fonds d’archives personnelles des acteurs ayant contribué à favoriser une meilleure compréhension de la Chine populaire au Québec sont certainement les plus importants pour notre recherche. Par exemple, à l’invitation de la Bibliothèque Lee Shau Kee de la Hong Kong University of Science and Technology (HKUST), j’ai effectué un dépouillement complet de la Collection Paul Lin (« Lin Papers »), qui compte de nombreux documents en rapport avec mon sujet de recherche. Chinois né au Canada, Paul Lin a fait ses études dans ce pays et aux États-Unis, avant de s’installer dans la nouvelle Chine en 1950 et d’y demeurer pendant quinze ans. En septembre 1964, à la veille du déclenchement de la Révolution culturelle prolétarienne chinoise, Paul Lin a décidé de quitter la Chine avec sa famille pour retourner au Canada. À la suite d’une période d’enseignement assez courte, il a été engagé par l’Université McGill à titre de professeur d’histoire et responsable du projet de création d’un centre de recherche sur l’Asie de l’Est. Pendant son séjour à Montréal (1965-1982), Paul Lin a créé des liens entre les acteurs étatiques, les universités et la société civile. D’autres fonds d’archives personnelles ont été aussi très importants pour ma recherche (par ex. le fonds Denis Lazure, conservé aux Archives nationales du Québec (Centre de Québec), ou les fonds Kenneth Allan Elliott et Maurice McGregor, conservés à Osler Library de l’Université McGill).
L’originalité de cette thèse réside principalement dans le croisement des sources. Pour mettre en relief les interactions entre différents acteurs impliqués dans le travail d’amitié avec la Chine, j’ai fait dialoguer des sources conservées au Québec (Montréal, Québec, Rouyn-Noranda), à Vancouver, à Halifax, à Hong Kong et à Paris. Cette approche donne une perspective transnationale aux analyses, permettant d’étudier la relation du Québec avec la Chine dans un contexte historique large et à plusieurs échelles (canadienne, nord-américaine et, plus largement, occidentale).
MR : Voyez-vous des continuités entre ce que vous avez étudié et les rapports actuels entre le Québec et la Chine?
YL : Cette année marque à la fois le 40e anniversaire des relations institutionnelles entre le Québec et la Chine et le 50e anniversaire de la normalisation des relations officielles sino-canadiennes. La compréhension mutuelle entre les peuples offre une base solide pour maintenir un développement stable des relations bilatérales. Malheureusement, en raison de l’incident de Meng Wanzhou et de l’arrestation de deux Canadiens accusés d’espionnage par les autorités chinoises, les relations sino-canadiennes connaissent depuis un an de graves difficultés. Cette situation nous amène à nous interroger sur le rôle que peut jouer la société civile dans les nouvelles circonstances marquées par la dégradation des relations diplomatiques entre le Canada et la Chine et par l’épidémie du COVID-19.
Malgré la fermeture temporaire de la frontière, les échanges entre la Chine et le Québec se maintiennent. Le 16 septembre 2020, Gilles Vincent, ancien directeur du Jardin botanique de Montréal (2003-2014), a remporté le prix du Magnolia d’argent, la plus haute distinction décernée par la ville de Shanghai à des experts étrangers. Créé en 1989, ce prix est remis chaque année à des étrangers ayant contribué de manière exceptionnelle au développement économique et social de la ville de Shanghai ainsi qu’aux échanges internationaux.
Il me semble que la porte reste ouverte à davantage de collaboration entre la Chine et le Québec, surtout dans les domaines de compétence de ce dernier. Alors que la Chine est en train de préparer une sortie de crise de la COVID-19, Jean-François Lépine, représentant du Québec en Chine, appelle les entrepreneurs québécois à relancer le dialogue avec l’industrie chinoise le plus rapidement possible. Il affirme que le climat de « méfiance » à l’égard de la Chine doit cesser et que « la Chine est dans un monde d’évolution qui correspond à ce qu’on est capable d’offrir. »
Les acteurs non étatiques (chercheurs, entrepreneurs, étudiants, professeurs, etc.) devraient être encouragés à contribuer au développement des relations de collaboration entre les deux parties. Ils pourraient entre autres poser une base solide et stable pour une compréhension mutuelle entre les peuples québécois et chinois. Dans les années 1960, les amis de la Chine au Québec ont organisé des activités culturelles afin de diffuser une image concrète de la Chine au sein de la société québécoise. En 2019, à l’occasion du mois de la Francophonie en Chine, le Centre d’études québécoises de l’Université des études internationales de Shanghai, en collaboration avec le Bureau du Québec à Shanghai, a organisé l’exposition de photos « Tomber amoureux du Québec » à la bibliothèque de l’université. La curiosité, la passion et l’affection qu’un individu porte envers une langue, une culture, un peuple, un pays, etc. devraient être cultivées pour bénéficier au développement des relations entre les sociétés et les états. Le jumelage Shanghai-Montréal représente un privilège et un potentiel à explorer davantage. Le 14 mai 1985, une entente-cadre intitulée « Protocole relatif à la coopération entre les villes de Montréal et de Shanghai » a été signée par les maires de ces deux villes, accompagnée d’une liste de projets à réaliser, intitulée « Mémorandum sur le programme des échanges amicaux entre la Ville de Shanghai et la Ville de Montréal pour la période 1985-1986 ». Comparé aux jumelages établis entre Montréal et d’autres villes, celui avec Shanghai a été couronné de succès puisqu’il est le seul à avoir été renouvelé tous les trois ans. Alors que la Ville de Shanghai est mandatée par le pays pour devenir un hub scientifique, il est prévu que de grands événements scientifiques y soient organisés par la municipalité. Le Québec devrait profiter des liens privilégiés avec cette ville pour multiplier les coopérations dans les domaines technique, scientifique, commercial et culturel avec la Chine.
MR : Quel rôle le CHRS comme lieu de recherche a-t-il joué dans votre parcours doctoral ?
YL : Le CHRS m’a offert un très beau cadre qui m’a permis de maintenir un niveau de concentration élevé pour la rédaction de ma thèse. J’allais au Centre presque tous les jours et cela faisait partie de ma routine tout au long de mon séjour à Montréal. On aurait dit que le Centre est devenu comme une seconde maison pour moi ! Un autre bénéfice que m’a apporté le CHRS était d’avoir pu discuter avec mes collègues. Et cela n’a pas de prix. À mon arrivée au Québec, je ne connaissais que très peu la société québécoise contemporaine. C’est en bonne partie grâce à des échanges, organisés ou spontanés, avec mes collègues que j’ai pu avoir une meilleure compréhension des mouvements politiques et sociaux qui ont eu lieu au sein de la société québécoise depuis les années 1960. Enfin, le soutien moral que j’y ai trouvé m’était précieux. Si la thèse m’a permis d’acquérir des capacités académiques, les liens que j’ai pu tisser avec certains collègues m’ont donné le courage d’aller jusqu’au bout de mon parcours. Pour cela, je dois les remercier du fond du cœur.