Entrevue avec Martin Robert

Le 19 septembre 2019, Martin Robert a soutenu une thèse doctorale en histoire intitulée « La fabrique du corps médical. Dissections humaines et formation médicale dans le Québec du XIXe siècle », codirigée par Martin Petitclerc (UQAM) et Rafael Mandressi (Centre Alexandre-Koyré, CNRS). Cory Verbauwhede a recueilli ses propos sur ses recherches.

Cory Verbauwhede : Qu’est-ce qui t’a conduit à t’intéresser à l’histoire de la médecine au Québec au XIXe siècle?

Martin Robert : Quand j’ai commencé comme étudiant aux cycles supérieurs, j’avais un intérêt pour l’histoire de la mort, comme on peut la trouver en France autour d’historiens comme Michel Vovelle ou Philippe Ariès. J’ai finalement rédigé un mémoire de maîtrise, dirigé par Martin Petitclerc, qui portait sur les débuts de la crémation funéraire au Québec au tournant du XXe siècle. Le premier crématorium au Canada a été inauguré au cimetière Mont-Royal de Montréal, en 1901. C’était un sujet fascinant, parce qu’à l’époque, des mouvements crématistes se battaient pour qu’on instaure la crémation comme un nouveau mode de disposition des morts. Ce sujet avait un aspect politique, religieux, économique, technique… c’était donc très riche. Il y avait aussi une dimension internationale très intéressante. 

Au cours de cette recherche, je suis tombé, dans les archives, sur une lettre de la fin du XIXe siècle qui disait : tous les hivers, des étudiants en médecine vont dans les lieux de sépulture pour enlever des morts et pour les disséquer dans le cadre de leurs études de médecine. J’ai suivi cette piste étonnante et elle m’a conduit dans l’univers assez macabre des étudiants en médecine au XIXe siècle. C’est devenu l’objet de ma thèse de doctorat quand j’ai compris que ce phénomène des enlèvements de cadavres concernait plus largement la professionnalisation de la médecine au XIXe siècle.  Il s’agit simplement de montrer ce que les écoles de médecine au Canada et en Inde doivent à la dynamique impériale.

À l’époque, lorsqu’un étudiant fait son entrée dans une école médicale, la dissection d’un cadavre humain est l’une des premières étapes de son parcours d’études. Au XIXe siècle, cette pratique devient de plus en plus un rite de passage pour devenir médecin: elle en vient peu à peu à être vue, dans les milieux médicaux, comme ce qui distingue les médecins compétents des charlatans. Assez rapidement, les dissections deviennent même obligatoires pour les étudiants en médecine dans plusieurs endroits du monde et notamment au Québec. Elles le sont encore dans certaines écoles de médecine, mais elles n’ont plus l’importance qu’elles avaient à l’époque. Cette importance qu’elles prennent dans la formation médicale au XIXe siècle les différencie, d’ailleurs, des dissections humaines pratiquées au Moyen Âge ou à la Renaissance, où elles n’étaient pas encore considérées comme un fondement de la légitimité et de la compétence des médecins. J’ai donc étudié le nouveau rôle fondateur joué par les dissections humaines dans la formation médicale au XIXe siècle, en me concentrant sur les écoles de médecine des villes de Montréal et de Québec.

CV : Quelles sont les principales conclusions de ta thèse ?

MR : D’abord, j’ai adopté une approche chronologique, centrée sur les institutions de soin et d’assistance et sur les écoles de médecine. J’ai donc analysé comment l’enseignement médical s’est institué à partir des années 1820 au Québec. Dans ma chronologie, deux points importants étaient les années 1843 et 1883, c’est-à-dire les années où l’on adopte des lois d’anatomie au Québec. Ces deux lois contraignent en principe les institutions publiques à remettre aux écoles de médecine les corps des personnes décédées sous leur responsabilité et qui n’étaient pas réclamés. J’ai donc découvert, par exemple, que les institutions psychiatriques ont fourni de nombreux « sujets de dissection » aux écoles de médecine, dès la fin du XIXe siècle. 

Cela dit, je ne me suis pas concentré seulement sur les institutions. J’ai aussi voulu suivre, autant que possible, les parcours individuels qui ont façonné la pratique médicale au XIXe siècle. Par exemple, je me suis plongé dans la correspondance privée entre le médecin Jean-Étienne Landry et sa fiancée, Caroline-Eulalie Lelièvre, qui ne pouvaient pas se douter qu’un doctorant en histoire allait lire leurs lettres presque deux cents ans plus tard! Ce genre d’archives qui n’étaient pas destinées à être publiques permet de s’approcher de la texture des événements. 

Pour la même raison, j’ai consulté les archives judiciaires qui ne sont peut-être pas suffisamment exploitées dans les travaux d’histoire au Québec. Ce n’est pas surprenant : c’est tellement compliqué de s’y retrouver ! En cherchant dans le fonds du ministère de la Justice à Québec, j’ai trouvé des dossiers complets d’enquêtes pour enlèvements de cadavres dans les cimetières par des étudiants en médecine, qui contenaient même des dépositions de témoins. Dans une de ces causes, on a interrogé des débardeurs qui s’occupaient de charger et décharger des marchandises sur le traversier entre Québec et Lévis. On apprend que des étudiants en médecine ont dérobé un corps dans un cimetière local, avant de le placer dans une boîte en bois qu’ils font passer pour des marchandises et qu’ils font embarquer dans un train à Lévis pour l’expédier à Montréal. On dirait une légende urbaine, mais ces descriptions dans des archives judiciaires, dans le cadre de plusieurs enquêtes différentes réparties sur des années à Montréal et Québec, démontrent l’importance du phénomène. Souvent, ces dépositions sont transcrites par les enquêteurs. Les témoins les signent seulement d’une croix, ce qui veut dire qu’ils ne savaient pas écrire, c’est donc sans doute la seule trace écrite qu’on ait conservée qui vienne directement d’eux. 

J’ai beaucoup utilisé par ailleurs les journaux d’époque, auxquels on a désormais accès comme jamais auparavant grâce à des bases de données comme Canadiana, dans lesquelles on peut faire des recherches par mots-clés. Dans le passé, on pouvait mettre des mois, voire des années à dépouiller un seul journal pour trouver quelque chose sur le sujet de sa recherche. Grâce à ces outils, on peut constituer un corpus d’articles très rapidement sur un sujet ciblé. J’ai pu trouver de cette façon toutes sortes d’histoires étonnantes ou des débats publics sur les dissections humaines, qui venaient compléter ce que je trouvais dans les archives d’institutions ou dans les sources judiciaires.

CV : Quel rôle le CHRS a-t-il joué dans ton parcours doctoral?

MR : Il faut que je souligne le rôle incontournable de Martin Petitclerc comme directeur de mes recherches depuis la maîtrise. Il a toujours été un lecteur très attentif – et critique – de ce que j’écrivais. Comme beaucoup d’autres personnes dont il dirige les recherches pourraient également en témoigner, si mes travaux ont du mérite, c’est en grande partie grâce à sa direction. Quant au CHRS, je crois que ce centre est un des lieux les plus dynamiques pour la recherche sur l’histoire du Québec aux XIXe et XXe siècles. Mon parcours m’a conduit à m’inscrire plus récemment dans les milieux de l’histoire de la médecine et des sciences, mais je continue d’employer tous les jours les méthodes et l’expérience que j’ai acquises au CHRS, en plus de faire porter mes travaux en priorité sur l’aspect institutionnel, juridique et étatique des phénomènes sociaux, ce qui a toujours été valorisé au CHRS depuis ses débuts il y a trente ans.

CV : Peux-tu nous dire un mot sur tes recherches actuelles qui portent sur les écoles de médecine dans l’Empire britannique ?

MR : Encore une fois, ce sujet m’est venu à l’esprit grâce à une découverte dans les archives. Quand je rédigeais le chapitre de ma thèse portant sur la fondation d’écoles de médecine au Québec, particulièrement au début du XIXe siècle, j’ai regardé où les fondateurs de ces écoles avaient fait leurs études médicales et j’ai remarqué une répétition : Londres et Édimbourg revenaient constamment. Bref, il y avait un lien clair entre les institutions médicales établies au Québec et les écoles de médecine et hôpitaux du Royaume-Uni. C’était évidemment un lien impérial, puisque le Québec était alors une colonie britannique depuis déjà quelques décennies. J’ai voulu en savoir plus sur ce lien impérial et c’est pourquoi j’ai élaboré un projet postdoctoral pour analyser les parcours de médecins entre le Canada et le Royaume-Uni, particulièrement le rôle de ces parcours dans l’institution de la médecine canadienne. Puis, j’ai pensé qu’il serait intéressant d’avoir un point de comparaison, pour mettre en perspective la place de la colonie canadienne dans l’histoire plus large de l’Empire britannique. 

 J’en suis venu à penser qu’il serait intéressant de comparer cette histoire de la médecine au Canada avec celles des écoles de médecine établies dans ce qui était alors l’autre principale colonie – en termes de population, de territoire et d’investissement – de l’Empire britannique, c’est-à-dire l’Inde. À travers la British East India Company, plusieurs chirurgiens et médecins formés au Royaume-Uni s’étaient installés à Calcutta, Bombay ou Madras. Certains ont eu le projet d’y fonder des écoles de médecine, dont plusieurs se sont concrétisés. J’ai voulu comprendre ce processus pour avoir une idée plus générale de la manière dont fonctionnait cette chose énorme,pas du tout uniforme, que l’on appelle l’Empire britannique. J’ai été d’ailleurs surpris de constater qu’il y avait assez peu d’études – à vrai dire, presque aucune – sur l’Empire britannique qui tienne compte à la fois du Canada et de l’Inde au sein d’une même problématique relative à la médecine. Il ne s’agit pas de prétendre que le Canada et l’Inde partagent une même histoire dans l’Empire britannique. Ça n’aurait pas tellement de sens. Il s’agit simplement de montrer ce que les écoles de médecine au Canada et en Inde doivent à la dynamique impériale. J’essaie de comprendre cette dynamique d’empire par l’entremise des écoles de médecine.

CV : Peux-tu nous dire quelques mots sur tes projets ?

MR : Je prépare d’abord la publication de ma thèse sous forme de livre. Mon projet postdoctoral sur les écoles de médecine au Canada et en Inde m’occupe également. J’espère retourner rapidement dans les archives pour bonifier la base de données d’archives numérisées que je constitue depuis le début de mes recherches doctorales. Il y aura bientôt tout un empire là-dedans. En général, je continue de m’intéresser aux rapports entre la formation du corps médical et les empires au tournant du XIXe siècle. Je crois qu’il s’est passé là quelque chose de crucial pour comprendre la façon dont la profession médicale s’est établie dans notre monde et pour répondre à la question : comment se fait-il que la médecine et les médecins soient si présents dans notre vie quotidienne aujourd’hui ? Je pense évidemment qu’il y a des clés à trouver dans les écoles de médecine au XIXe siècle.