Entrevue avec Peter Gossage

Peter Gossage est professeur titulaire au Département d’histoire de l’Université Concordia et spécialiste de l’histoire sociale du Québec aux 19e et 20e siècles. Diplômé du programme de doctorat en histoire de l’UQAM, il est chercheur régulier au sein du CHRS depuis décembre 2016. Il est aussi codirecteur du site web pédagogique Les grands mystères de l’histoire canadienne depuis 2004.

Entretien réalisé par Cory Verbauwhede

Photo prise par Annmarie Adams au restaurant Tastee Diner, Bethesda, Maryland, octobre 2019.

Cory Verbauwhede : Parlez-nous du début de votre parcours intellectuel.

Peter Gossage : Dans le cadre de ma thèse, j’ai voulu approfondir certains aspects de la transition vers le capitalisme industriel, ce phénomène central du 19e siècle québécois. Mon approche privilégiait l’étude de l’institution de la famille, en utilisant la démographie comme outil d’analyse. J’avais déjà commencé à m’appuyer sur la démographie dans mon mémoire de maîtrise portant sur la Crèche d’Youville, supervisé par Brian Young à l’Université McGill. Mes travaux étaient influencés à l’époque par des historiens comme David Levine, qui avait mené des recherches sur des villages proto-industriels en Angleterre. Au doctorat, je voulais faire une étude comparée de deux ou trois localités au Québec qui auraient vécu différemment la transformation de l’économie, la montée du salariat, etc.

Mon comité de thèse à l’UQAM (Jean-Claude Robert, José Igartua et Louise Dechêne) considérait, et avec raison, que le projet était trop ambitieux. Ils m’ont proposé plutôt l’analyse approfondie d’une seule ville industrielle de taille moyenne, et mon choix est tombé sur Saint-Hyacinthe. En adaptant la méthode classique de l’historien et démographe français Louis Henry au contexte québécois et urbain, j’ai donc tenté de reconstituer l’histoire des familles maskoutaines qui ont vécu ces bouleversements. J’en suis arrivé à la conclusion qu’il y avait en effet, dès la deuxième moitié du 19e siècle, un certain nombre de nouveaux comportements, et surtout le début d’un déclin de la fécondité, notamment dans les familles bourgeoises. 

Par contre, je n’ai pas pu expliquer d’une façon entièrement satisfaisante pourquoi on observait ce déclin. Cela m’a frustré. Les calculs démographiques permettaient seulement de formuler des hypothèses. Les miennes étaient fermement situées du côté de la vie matérielle. Un peu plus tard, j’ai revisité la question de la fécondité en collaboration avec deux collègues : la démographe Danielle Gauvreau et l’ethnologue Diane Gervais. Avec ma formation en histoire sociale, cela nous donnait trois angles d’approche sur la question. Ce travail interdisciplinaire a permis d’aller au-delà des statistiques afin d’entendre davantage les voix des gens, ce qui permettait de mieux comprendre leurs décisions.

CV : Vous avez fait d’importantes recherches dans les archives judiciaires. Pourriez-vous nous parler des avantages et des écueils de ce type de sources?

PG : Je me suis tourné vers les archives judiciaires en raison des lacunes de la démographie historique. J’avais découvert la richesse de ces archives lors de contrats d’assistanat de recherche pour le Montreal History Group. Ces sources m’intéressaient parce qu’elles me donnaient l’occasion de creuser la question des rapports de pouvoir. Elles permettaient d’élargir le regard sur l’objet « famille », qui représente sans doute le fil conducteur de mon parcours dans son ensemble, au-delà de la démographie et des seuls comportements objectifs. 

Pour donner un exemple, j’ai approfondi mon regard sur les sources et les analyses sociojuridiques au cours de mon projet de recherche sur les familles recomposées au tournant du 20e siècle. Je suis tombé sur ce phénomène en faisant ma thèse sur Saint-Hyacinthe, là où j’avais jumelé les actes de mariage (issus des registres paroissiaux) avec les recensements. Cette démarche m’a permis de constater à quel point il était fréquent pour les veufs et les veuves remarié.es de vivre au sein d’une famille recomposée. Il y a de nos jours un important discours sur la « nouveauté » de ce genre de famille. Or, j’ai pu voir que c’était déjà très commun vers la fin du 19e siècle. 

J’ai aussi mis la main sur des sources permettant de rendre compte des points de vue plus personnels et subjectifs des acteurs de l’époque. Ainsi, dans le cadre de cette recherche sur les familles maskoutaines, j’ai consulté le journal intime que la future journaliste Henriette Dessaulles avait écrit durant son adolescence. Ce journal est très révélateur de l’angoisse éprouvée par cette enfant d’un premier lit vis-à-vis de sa belle-mère, laquelle est dépeinte sous une lumière très négative. 

Mais pour revenir aux aspects juridiques, l’étude des remariages m’a fait découvrir l’Édit de secondes noces. Il s’agit d’une loi française datant du 16e siècle quis’appliquait au Bas-Canada jusqu’à l’adoption en 1866 du Code civil du Bas-Canada, et ce malgré la liberté de tester instaurée au début du 19e siècle. L’édit interdisait à tout individu qui se remariait de faire don d’une portion de ses biens dépassant celle qui était destinée à un enfant du premier mariage. Or, les dons entre vivants s’inscrivaient dans une stratégie successorale répandue au Québec. En lisant la jurisprudence et certaines causes retrouvées dans les archives judiciaires, j’ai mis au jour une pratique culturelle qui protégeait l’héritage des enfants du premier mariage contre un éventuel accaparement par un beau-parent. Cette pratique reposait sur la présomption selon laquelle les veufs et veuves étaient vulnérables et que les enfants du premier mariage avaient donc droit à la protection de l’État. Cette présomption culturelle était si profonde qu’elle a continué d’influencer la jurisprudence même après l’abolition de l’édit en 1866.

Le fait de pouvoir suivre l’évolution de ce genre de pratiques successorales présente un grand intérêt pour l’étude de la transition au capitalisme au 19e siècle. Cela permet de discerner autant les valeurs du nouvel ordre libéral, avec les libertés individuelles, que celles du modèle capitaliste patriarcal du 19e siècle, au sein duquel le « bon père de famille » a le dernier mot.

CV : Parlez-nous un peu de votre recherche récente sur les pères et la paternité au 20e siècle. 

PG : Oui, ce projet-là prenait appui sur des sources variées : publicités; articles de journaux et de revues; récits de vie autobiographiques, etc. J’ai rédigé par exemple un article à paraître sur les « hockey-dads », préparé à partir des écrits autobiographiques de certains athlètes bien connus. Mais un aspect particulièrement intéressant provenait là aussi des sources judiciaires. Je me suis intéressé notamment aux causes de responsabilité civile des pères de famille en cas de délit ou de « quasi-délit » de leurs enfants. Dans un mémoire de maîtrise préparé dans le cadre de mon projet sur les pères et codirigé par Thierry Nootens, Guillaume Saudrais avait déjà identifié un certain nombre d’enjeux juridiques autour de la paternité, travaillant à partir de la jurisprudence des années 1900 à 1920. En voulant poursuivre ce travail pour la période de 1920 à 1960, j’ai décidé de mettre l’accent sur ces causes de « dommages-intérêts » seulement. J’ai trouvé un certain nombre de cas vraiment tristes, notamment en ce qui concerne les accidents d’automobile menant à des blessures graves. Dans les causes analysées, par ailleurs, c’était systématiquement des fils dont les torts menaient à des actions au civil, jamais des filles; et, avant la transformation du droit civil, c’était le père seul, plutôt que les deux parents, qui devait répondre de ces actes. La notion de puissance paternelle était telle que le mauvais caractère du fils était présumé provenir des lacunes dans l’éducation donnée par le père.

Ce projet constituait pour moi un détour par le 20e siècle. Je suis plutôt un dix-neuviémiste et je suis en réflexion actuellement quant à la façon de transposer cet intérêt que j’ai pour l’histoire des pères et de la paternité sur les sources judiciaires que nous avons recueillies en matières familiales au 19e siècle. J’entrevois quelques pistes, mais ce n’est pas encore complètement clair où elles vont me mener.

CV : Vous êtes actuellement de retour dans les archives familiales du 19e siècle, et avez récemment organisé l’important colloque international « Famille et justice dans les archives » à Concordia. Sur quels aspects travaillez-vous en ce moment?

PG : Ce colloque fait partie de la programmation d’un projet d’équipe auquel je participe depuis 2013. Après avoir fait cette incursion au 20e siècle avec mes recherches sur la paternité ainsi qu’un ouvrage de synthèse sur l’histoire du Québec, j’ai voulu revisiter la question du capitalisme industriel et son impact sur les familles au 19e siècle. Pour ce faire, j’ai formé une équipe avec Donald Fyson, Thierry Nootens et Eric Reiter afin de dépouiller les archives judiciaires en matières familiales, tant civiles que criminelles, dans trois districts judiciaires au Québec. Nous avons obtenu une subvention du CRSH, sous le titre Familles, droit et justice au Québec, 1840-1920 (FDJQ), qui nous a permis de constituer un grand corpus de dossiers judiciaires.

Ce projet me tient particulièrement à cœur. C’était une façon de travailler davantage en français et de nouveau en équipe à l’échelle du Québec. J’en avais eu peu l’occasion après mon passage de l’Université de Sherbrooke à l’Université Concordia en 2009. Le département à Sherbrooke est très fort en histoire du Québec, mais c’est en quelque sorte pour bonifier ce champ que j’ai été engagé à Concordia. J’avais donc par la force des choses relativement peu de collègues dans mon domaine dans ma nouvelle université. J’avais déjà intégré le Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ) en 2007, mais cela a pris quelque temps avant de développer un projet commun avec les chercheurs de ce centre.

Avec le projet FDJQ, j’ai voulu revenir aux débats sur la fragmentation des familles au moment de l’industrialisation. Les récentes études ont insisté – et avec raison – sur la continuité avec le passé, contre la thèse parsonienne de l’éclatement. Bettina Bradbury a notamment mis l’accent, dans son premier livre, sur les importants réseaux d’entraide des familles montréalaises vivant l’industrialisation. Sans vouloir remettre cela en question, je m’intéresse aux inévitables tensions familiales créées par les changements fondamentaux liés au passage au capitalisme (salariat, vie urbaine, nouvelles technologies de transports…). Est-ce qu’on en trouve des traces des conflits familiaux dans les archives judiciaires? Est-ce que le salariat engendre des tensions dans la ville qu’on ne verrait pas nécessairement à la campagne? En nous intéressant aux familles dans le système judiciaire, nous espérons en apprendre davantage sur les mécanismes de l’entraide familiale et ses tensions. 

Les cas de garde d’enfant contestés illustrent bien ces enjeux. Pour prendre un exemple observé dans les sources judiciaires : un jeune veuf choisit de placer ses enfants au sein de la parenté. Après quelques années, il se remarie et demande que ses enfants lui soient retournés. Quel est le facteur qui va le pousser à porter son conflit devant les tribunaux? Est-ce que ce type de cas ne représente par ailleurs que la pointe de l’iceberg? Que révèle-t-il au sujet de la vie familiale à cette époque? Nous tentons de répondre à ce genre de questions dans le cadre du projet FDJQ. Ces cas extrêmes révèlent selon moi des tensions plus générales qui traversent la société. C’est par la transgression des normes qu’on en apprend plus sur leur nature et leur portée. L’étude de la norme se fait souvent par celle de la déviance, n’est-ce pas?

CV : Pour faire l’étude des normes, surtout dans le domaine juridique, n’est-on pas en terrain miné, souvent monopolisé par des spécialistes qui ne sont pas des historiens?

PG : C’est une question complexe. Je peux y répondre de deux façons.

Premièrement, il y a une analogie entre l’histoire du droit et l’histoire de la médecine. Ma conjointe, Annmarie Adams, est historienne de l’architecture à l’Université McGill, avec une spécialité en histoire de la santé et de la médecine. Elle dirige le « Department of Social Studies of Medicine ». Elle me parle souvent de la différence, en histoire de la médecine, entre les travaux des spécialistes des sciences humaines et ceux des médecins eux-mêmes. Ces derniers, souvent à la retraite, font l’histoire d’un aspect ou d’un autre de leur profession. C’est un peu comme si je me mettais à faire de la chirurgie à ma retraite! Blague à part, une grande partie de l’histoire des professions faite « de l’intérieur » accorde peu d’importance à la méthodologie historienne, et notamment à la contextualisation et aux différentes écoles de pensée.

Deuxièmement, la jurisprudence et les archives judiciaires peuvent ouvrir une fenêtre pour observer l’histoire fascinante des conflits familiaux. Donald Fyson a toutefois reproché aux historiens, avec raison, de ne pas mettre leurs « lunettes de juristes » lorsqu’ils s’intéressent au droit. Le langage du droit n’est pas transparent et on ne peut pas simplement, dans un esprit « utilitariste », s’en saisir pour appréhender d’autres phénomènes, comme les conflits familiaux. Dans le cas de la jurisprudence, on se trouve ainsi devant un document technique qui contient des causes choisies par des avocats pour des raisons juridiques précises, en fonction de critères qui ne sont pas ceux de l’historien. Cela dit, les archives judiciaires ne se limitent pas aux écrits d’avocats et de juges. Sans vouloir parler d’une représentativité quelconque (ce que j’ai déjà fait suffisamment dans mes études démographiques!), et en reconnaissant le langage déformant du droit, elles présentent tout-de-même un point de vue unique sur les enjeux personnels et familiaux. 

CV : Parlez-nous un peu du programme « Droit et société » à Concordia.

PG : Le programme est construit autour des enjeux complexes de la justice, de la société et de la diversité dans une perspective interdisciplinaire. Il s’agit pour l’instant d’une « mineure » (concentration complémentaire de 30 crédits au premier cycle) qui relève du Département d’histoire. Ce programme est dirigé par Eric Reiter. Nous aimerions en faire une « majeure » (spécialisation principale de 42 crédits, toujours au premier cycle).

CV : Pour finir, pourriez-vous dire quelques mots sur votre implication au Centre d’histoire des régulations sociales?

PG : Je suis ravi de faire partie du centre! L’approche des régulations sociales est très féconde, à mon sens, et relativement peu présente dans le monde académique anglo-canadien. Contrairement à l’approche du « contrôle social » (très à la mode durant mes études aux cycles supérieurs à la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix), les « régulations sociales » permettent de reconnaître une certaine agentivité aux acteurs tout en gardant la notion de « pouvoir » au centre de l’analyse. J’aime aussi le fait que le centre s’enracine dans le marxisme, mais qu’il se soit diversifié en incluant d’autres approches au fil des années. Mes travaux sur les archives judiciaires et les institutions s’inspirent beaucoup de cette école, qu’on pourrait décrire comme « socio-politique », et le pluriel dans « régulations sociales » me paraît très important. Mon adhésion au centre est donc toute naturelle, d’autant plus que j’ai toujours admiré Jean-Marie Fecteau et ses recherches. Le travail d’équipe y est précieux et plusieurs de mes amis et amies y sont affilié.e.s. Alors, lorsqu’on m’a invité à me joindre à l’équipe et à participer au développement du nouveau programme de recherche intitulé « Régulations sociales et familiales dans l’histoire des problèmes sociaux au Québec », l’alliance s’est faite très naturellement. Le travail d’équipe est, de façon plus générale, l’une des grandes forces du monde universitaire francophone. Les historiens du monde anglophone tendent à être plus solitaires dans leurs entreprises académiques. C’est un élément du milieu historien québécois que j’apprécie beaucoup et que je n’ai pas voulu perdre en faisant le saut de l’Université de Sherbrooke à l’Université Concordia.

Pour aller plus loin : 

Peter Gossage a publié récemment, avec J.I. Little, Une histoire du Québec. Entre tradition et modernité (trad. Hélène Paré, Hurtubise, 2015). Il a codirigé, avec Robert Rutherdale, l’ouvrage collectif Making Men, Making History : Canadian Masculinities across Time and Place (UBC Press, 2018). Et il a préparé une série d’articles sur l’histoire des pères et de la paternité au Québec entre 1900 et 1960 (dont « Visages de la paternité au Québec, 1900-1960 », Revue d’histoire de l’Amérique française, 2016).

Voir aussi :

Gauvreau, Danielle, Diane Gervais et Peter Gossage, La Fécondité des Québécoises 1870-1970 : d’une exception à l’autre, Montréal, Boréal, 2007.