Entretien avec Leila Inksetter

Leila Inksetter est professeure au Département de sociologie de l’UQAM et a vécu une bonne partie de sa vie en Abitibi-Témiscamingue, où elle a notamment oeuvré comme archéologue. Sa thèse doctorale en anthropologie, réalisée à l’Université de Montréal, se penche sur les interactions entre les Autochtones des lacs Abitibi et Témiscamingue et les Eurocanadiens, dont les missionnaires. Leila Inksetter fait appel à de nombreuses sources afin de développer une vision globale de l’histoire autochtone. Dans le cadre de sa conférence donnée à l’UQAM en avril dernier, elle a accordé un entretien à Camille Champagne-Tremblay, membre étudiante du CHRS.

Camille Champagne-Tremblay (CCT) : Votre thèse doctorale, publiée chez Septentrion en 2017, se penche sur l’histoire des Algonquins du lac Abitibi et du lac Témiscamingue. Le terme « Algonquin » est polysémique. Pourquoi avez-vous choisi ce terme?

Leila Inksetter (LI) : Les choses évoluent rapidement au niveau de la terminologie. En 2017, au moment d’écrire ma thèse, je voulais utiliser un terme pour parler des groupes algonquins ou de la région de l’ouest du Québec. Le problème que j’avais à ce moment-là, c’est qu’il n’y avait pas de terme consensuel pour désigner l’ensemble des groupements présents dans l’espace géographique à l’étude. Certains privilégient le terme « Anishinabe »,qui commence d’ailleurs à s’implanter. Et d’autres préféraient être « Algonquins ». Comme je parlais de tout le monde, j’ai choisi d’utiliser le terme « Algonquin » qui était, à ce moment-là, plus usuel qu’aujourd’hui.

En 2023, la situation s’est un peu inversée. Aujourd’hui, le terme « Anishinabe »est plus répandu, on peut l’entendre dans des médias comme Radio-Canada. Il n’est tout de même pas complètement consensuel. Maintenant, dans mes écrits, j’utilise les deux termes, c’est-à-dire « Algonquins-Anishinabek », pour tenir compte de cette présence plus appuyée du terme « Anishinabek » qui n’était pas aussi utilisé en 2017. Ma pratique dénominative a donc évolué avec les années en fonction de la terminologie qui est en changement.

CCT : Pourquoi ce terme ne fait-il pas l’unanimité? Où se trouvent les points de tension?

LI : Si le terme ne fait pas l’unanimité, c’est qu’il renvoie à plusieurs réalités. Aujourd’hui, on emploie l’expression « nation » pour désigner une sorte d’entité « supra-bande », donc une entité nationale qui regrouperait des bandes sous-jacentes. Sauf que cette unité nationale n’existait pas dans le passé. C’est une construction plus récente qui vient poser une difficulté au niveau de la désignation. Ce n’est toutefois pas exclusif aux peuples autochtones que d’employer des termes de peuples contemporains, qui renvoient à des unités sociales contemporaines, lorsqu’on les emploie dans le passé. C’est un défi qui existe en histoire.

Le terme « Algonquin » a une lointaine existence. On le retrouve dès le 17e siècle. Ce terme a été très « élastique » puisque, selon différentes époques, il renvoyait à différents groupements. Le terme a déjà fait référence à un très grand groupe de personnes et, à d’autres époques, il renvoyait à un petit groupe de personnes. Sa définition évolutive et son élasticité rendent donc difficile son emploi. L’autre problème de ce terme est qu’il ne provient pas de la langue parlée par les gens désignés par ce terme. Il leur a en effet été accolé, probablement par erreur, mais a toutefois été conservé dans l’usage.

Malgré ces critiques, certain.e.s s’identifient à ce terme et l’emploient pour se désigner puisqu’il permet de s’ancrer dans une histoire lointaine. D’autres préfèrent tout de même employer « Anishinabe », qui veut dire « humain », qui ne renvoie pas à une entité nationale. Ce sont tous ces niveaux de complexité qui cohabitent dans l’emploi de ces termes et dont il faut tenir compte.

CCT : Dans votre livre, vous mentionnez que les recherches et les écrits actuels analysent souvent la relation entre l’État et les Autochtones sous un angle de répression et d’assimilation. Malgré le fait que cet angle soit tout à fait adapté à certaines situations, vous considérez qu’il ne s’applique pas aux groupes algonquins que vous avez étudiés. En quoi cette grille ne cadre-t-elle pas avec votre étude?

LI : Je pense effectivement que cette grille s’adapte bien à l’étude de l’histoire autochtone en général. Si cette analyse ne pouvait pas être utilisée dans mon étude, c’est en raison de la temporalité de cette dernière. Plusieurs changements ont eu lieu pendant la période étudiée, mais on ne peut toutefois pas dire que l’État est intervenu de manière soutenue, il était même peu présent. Lorsque j’ai débuté ma thèse, je ne m’attendais d’ailleurs pas à cette absence de l’État. De manière générale, le 19e siècle est une période de répression et d’assimilation des Autochtones avec, notamment, la mise en place de lois et de mesures répressives. Simplement, les groupes concernés par ma thèse ne semblent pas avoir vécu cette répression puisque l’État n’est pas intervenu sur ce territoire à cette époque.

Ce sont davantage des missionnaires qui étaient présents sur le territoire et ils se sont d’ailleurs grandement adaptés aux groupes autochtones en présence. Cette adaptation était réciproque puisque les Autochtones ont intégré de nombreux éléments de la religion catholique à leurs pratiques. À la suite de mes recherches, j’ai donc constaté que l’échange entre ces deux acteurs s’était fait de manière presque égale en raison des rapports de force qui n’étaient pas encore inégaux pendant une partie du 19e siècle. Si ces échanges se sont d’abord faits dans une certaine égalité, un changement dans ces rapports de force s’opère avec la progression du 19e siècle, qui est caractérisé par un accaparement du territoire de plus en plus grand.

CCT : Suite à votre observation, vous soulevez que les deux groupes algonquiens étudiés n’ont pas eu la même expérience pendant le 19e siècle. Quels sont les éléments qui expliquent cette différence et comment s’est-elle traduite?

LI : La grande différence, c’est le facteur géographique ou géomorphologique: la ligne de partage des eaux. Le lac Abitibi est situé dans le bassin versant de la baie James, donc les eaux s’écoulent vers le nord. Cette zone-là n’a donc pas été exploitée par l’industrie forestière au 19e siècle, contrairement aux cours d’eaux s’écoulant dans le fleuve Saint-Laurent. La réalité du Témiscamingue est donc la même que la Mauricie ou certaines zones du lac Saint-Jean qui ont fait l’objet d’une exploitation forestière. Ces zones ont ensuite vécu une colonisation eurocanadienne puisque le sol était propice à l’agriculture. Contrairement au lac Témiscamingue, la zone autour du lac Abitibi n’a fait l’objet ni de foresterie ni de colonisation pendant toute la période à l’étude. C’est seulement après la construction du chemin de fer qui visait à dépasser cette barrière naturelle que la zone, le bassin versant de la baie James, a pu faire l’objet de développement forestier, d’une colonisation planifiée ou encore de développement minier. Ces changements n’auront toutefois lieu que plus tard dans le 20e siècle.

J’ai donc choisi ces deux groupes qui me permettaient de faire un comparatif en isolant le paramètre des changements territoriaux ou de la colonisation. Je voulais étudier, par exemple, l’introduction du catholicisme qui a eu lieu à peu près en même temps pour les deux zones. En isolant le paramètre du changement dans l’occupation territoriale par les colons eurocanadiens, j’ai pu observer que l’intégration du catholicisme s’est faite à peu près au même rythme autour du lac Abitibi qu’autour du lac Témiscamingue. J’ai aussi pu observer que l’intégration du catholicisme ne s’est pas faite de manière dramatique ou par contrainte, tel que j’aurais pu croire. En effet, la religion catholique et l’animisme ont des points communs qui ont permis aux Autochtones d’intégrer facilement des pratiques catholiques à leur vision animiste du monde. Dans la vision animiste du monde, les êtres peuplent le cosmos et ont un pouvoir d’agir sur le futur. C’est quelque chose que l’on peut retrouver dans la religion catholique avec la pensée qui veut qu’un individu puisse poser des gestes et des actions qui ont un impact sur le futur. Alors, lorsque le missionnaire proposait une prière pour une pêche fructueuse, la pratique était adoptée. Un autre exemple de points communs dans les deux religions est que les objets peuvent avoir un pouvoir. Les chapelets protecteurs de maladie n’apparaissent donc pas comme une pratique absurde pour les Algonquins.

Un autre élément de réponse qui permet de comprendre une intégration du catholicisme qui se fait plutôt sans heurt est l’existence d’une personne spéciale ayant les capacités de communiquer avec les forces externes. Pour la religion catholique, cette personne est le missionnaire. Dans le cas des Autochtones en présence, ces personnes spéciales sont les shamans. D’ailleurs, certains shamans étaient craints puisqu’ils étaient réputés comme étant malveillants. Cette malveillance était due au fait que ces derniers pouvaient être habités par de mauvais esprits qui leur faisaient poser des actions telles que jeter des mauvais sorts ou encore tuer quelqu’un. Le missionnaire, n’ayant pas le pouvoir de poser des actions malveillantes, est alors moins craint que certains shamans. Les shamans bienveillants, pour leur part, se sont vu attribuer des positions importantes, ont été valorisés et intégrés aux pratiques religieuses.

CCT : Lors de vos recherches dans les archives et la documentation, vous avez fait face à certaines surprises historiques, des réalisations qui viennent remettre en question des idées reçues sur l’histoire autochtone. L’une de celles-ci est le nombre réduit, voire l’absence, de cervidés du territoire dans ces espaces qui sont aujourd’hui reconnus pour la chasse à l’orignal. Quel impact cette découverte a-t-elle eu sur les connaissances territoriales?  

LI : C’est qu’on présuppose souvent que ce qu’on connaît du passé récent ou du présent est valable pour une période lointaine, et cette découverte en était un bel exemple. La répartition de la faune change en fonction de différents paramètres, tels que le climat. Au début du 19e siècle, la documentation est limpide à cet égard : c’est le caribou forestier qui est présent dans cette zone-là, qui n’est pas particulièrement dense, donc il ne fait pas l’objet d’une prédation particulièrement soutenue par les Autochtones en présence. Après le milieu du 19e, le caribou se retire et est remplacé par l’orignal qui devient très présent. L’orignal sera davantage chassé étant donné les nombreuses utilités de l’espèce.

Une autre information qui m’a étonnée est le déplacement de la population d’orignal. Nous pensons souvent que le déplacement de l’orignal vers le Nord est dû à l’exploitation forestière qui le repoussait et qu’il fuyait. Toutefois, j’ai constaté que la population d’orignal traverse la ligne du partage des eaux avant la coupe forestière. Son déplacement précède donc le contact avec l’exploitation forestière. Lorsque la zone sera utilisée pour les activités forestières, on pourra observer une explosion démographique de l’orignal. L’orignal préfère les forêts jeunes, tandis que le caribou préfère les forêts plus vieilles. L’histoire de la répartition de l’orignal dans le temps et l’espace au Québec est d’ailleurs un sujet que j’aimerais approfondir.

Une autre surprise est que je pensais trouver des archives témoignant d’une grande assimilation et que l’État allait être très présent dans mon espace à l’étude. Comme mentionné plus tôt, le 19e siècle est marqué par un État fédéral qui met en place de nombreuses lois répressives telles que la Loi sur les Indiens de 1876. Ce n’est pas ce que j’ai trouvé dans mes archives qui témoignaient davantage d’un dynamisme et d’une souplesse des acteurs locaux face aux changements. Les Autochtones ont été très proactifs dans les prises de décision d’intégration des pratiques amenées par les missionnaires et ainsi dans la création de nouvelles pratiques alliant les deux cultures. Mes recherches ont ainsi permis de constater que les Algonquins-Anishnabek des lacs Abitibi et Témiscamingue avaient une plus grande agentivité que ce qui peut être présumé.

CCT : Votre conférence du 19 avril s’intitulait « Ces Autochtones réputés atemporels : Difficultés autour de la définition des territoires collectifs ». L’atemporalité est un concept récurrent dans vos travaux. Pourquoi avez-vous choisi ce concept pour définir le traitement réservé aux peuples autochtones et dans quelle mesure notre conception du temps nuit-elle à notre compréhension de l’histoire autochtone?

LI : C’est effectivement un concept qui m’intéresse beaucoup et qui m’interpelle. Cet intérêt est né de mes recherches doctorales qui m’ont mise face à des conceptions et des préjugés que je pouvais avoir. Je me suis rendu compte que ma vision était erronée et j’ai ainsi pu développer une vision plus dynamique et complexe. En poursuivant les réflexions entamées pendant la recherche, je me suis rendu compte que beaucoup d’entre nous plaquaient une certaine réalité sur les Autochtones. Nous les concevons souvent comme étant à l’écart des changements culturels et que ce qui est valable pour une époque très lointaine le serait pour la période contemporaine. Cette conception est, en quelque sorte, une trace d’anciens paradigmes théoriques qui existent notamment en anthropologie.

J’ai donc décidé de m’attaquer à la conception erronée voulant que la réalité des Autochtones devrait être la même que celle d’une époque très lointaine. Les sociétés autochtones sont comme toutes les sociétés du monde, elles sont sujettes aux changements culturels et aux adaptations temporelles. Les placer dans un cadre traditionnel les confine à un moule très rigide. Ce moule empêche de concevoir que les Autochtones puissent intégrer des pratiques nouvelles, propres à une époque, comme peuvent le faire toutes les sociétés. Le fait de les placer dans un moule rigide peut avoir un effet sur leur façon de construire leur identité. Certains chercheurs, comme Claude Gélinas, ont démontré que cette conception crée une sorte de chambre d’écho et que les Autochtones utilisent le cadre traditionnel pour se projeter sur la place publique.

Dans un contexte étatique où le droit ancestral est important et partie prenante de la Loi constitutionnelle de 1982, cette projection d’ancestralité sur les Autochtones complexifie leurs revendications. Les gouvernements ont alors l’obligation d’en tenir compte. Toutefois, la définition du droit ancestral se base sur la présence des Autochtones avant le contact avec les Européens. Pour faire valoir un droit ancestral, il faut démontrer une continuité de la pratique qu’on veut revendiquer, et donc une continuité qui remonterait à une époque “pré-contact”. C’est un exercice complexe, voire impossible à demander aux Autochtones dans la majeure partie des cas. Le droit ancestral reste tout de même souvent mobilisé au Québec. Sa prédominance dans le contexte québécois force le discours à porter sur cette période charnière et sur une démonstration de continuité.

CCT : Justement, avez-vous un exemple de cette tension qui existe entre le droit ancestral et les conséquences de cette projection d’ancestralité sur des revendications actuelles?

LI : On peut voir cette tension dans la gouvernance territoriale. Au 19e siècle, les sources nous permettent de voir clairement une gouvernance territoriale familiale. Avant cette époque, il est toutefois difficile de démontrer quelle était la gouvernance du territoire étant donné le peu de traces que nous avons de l’époque pré-contact ou lors du contact. À partir de la fin du 19e siècle se créent les conseils de bande, qui deviennent alors l’organe politique reconnu pour les questions territoriales. Ce rôle est d’ailleurs accentué par une mise en œuvre concrète de la loi sur les Indiens au 20e siècle. Malgré que cet organe politique existe depuis peu, les conseils de bande se voient tout de même obligés de se présenter comme étant ancestraux. Cette obligation découle de la prépondérance du droit ancestral au Québec dans les revendications. Ils sont donc obligés de mettre de l’avant un récit qui historicise le présent pour satisfaire les exigences du droit.

En forçant les bandes à se projeter ainsi, le droit crée un contexte où elles se retrouvent en compétition les unes avec les autres dans leurs revendications territoriales. Chaque bande tente de revendiquer le plus large territoire possible afin d’en obtenir un minimum. Il est toutefois difficile de prouver de façon exacte l’appartenance de ces territoires étant donné qu’ils étaient autrefois divisés par famille. C’est ce morcellement qui rend les revendications difficiles étant donné que ce n’est pas une unité globale et que les conseils de bande doivent revendiquer le territoire en tant qu’unité globale. On demande aux Autochtones de projeter les collectivités actuelles sur un passé qui n’était pas organisé comme tel.

CCT : L’histoire autochtone est souvent écrite par des allochtones. Cette réalité pose un défi. Nous avons tout à l’heure abordé le défi de la temporalité. Pouvez-vous identifier d’autres défis auxquels un allochtone pourrait faire face, ou des obstacles qui pourraient être rencontrés lors de l’écriture? Avez-vous des solutions à proposer pour une écriture de l’histoire autochtone?

LI : Je pense que la clé de la réponse vient de quelle définition nous donnons à l’expression « écrire de l’histoire ». En fait, et dépendamment de la réponse qu’on donne, il y aurait plusieurs solutions. D’abord, la première chose qui m’est venue en tête en attendant votre question, c’est que l’histoire autochtone n’est pas seulement écrite par les allochtones. Beaucoup d’intervenants de différentes communautés sont très actifs dans la préservation de l’histoire autochtone et dans son écriture, notamment avec la création de musées ou de centres de documentation. La réalité d’une histoire autochtone écrite par les allochtones est surtout vraie dans les milieux universitaires et professionnels. Il y a effectivement très peu d’historiens professionnels autochtones qui écrivent pour un public général. La sous-représentation des Autochtones est d’ailleurs une problématique présente pour beaucoup de corps professionnels.

Le savoir historique produit en contexte universitaire reste avant tout écrit par des allochtones, même si cela pourrait changer à l’avenir. Quelle que soit l’identité de l’historien.ne, lorsqu’on écrit l’histoire, il y a toujours une forme d’altérisation qui se produit étant donné que nous avons toujours une distance avec notre sujet, que ce soit par la période historique ou encore par l’espace géographique. Aussi, nous ne sommes que très rarement les gens concernés dans notre recherche. Si nous écrivons l’histoire des pénitenciers, nous n’avons pas besoin d’être nous-mêmes prisonniers.

Texte de Camille Champagne-Tremblay, étudiante à la maîtrise en histoire (UQAM)