Entretien avec Sophie Richelle

À l’automne 2021, Sophie Richelle, chercheuse postdoctorante à l’Université libre de Bruxelles, était de passage à Montréal pour un séjour de recherche au CHRS. Historienne du sensible à la recherche de l’expérience de ceux et celles ayant laissé peu de traces, comme les femmes « folles » et les personnes âgées, elle s’intéresse présentement à l’espace des bains publics, lieux d’hygiène corporelle des XIXe et XXe siècles.  

Dans cet entretien accordé à Julie Francoeur, Sophie Richelle nous fait part du parcours intellectuel et académique l’ayant menée à ses recherches actuelles sur les bains publics de part et d’autre de l’Atlantique.

Julie Francoeur : Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à l’histoire de la vieillesse?

Sophie Richelle : J’ai fait mon mémoire sur un asile psychiatrique de femmes. J’en étais arrivée là par hasard, parce que je voulais travailler sur l’histoire des femmes et je m’étais dit que peut-être que les femmes à la marge allaient pouvoir, en négatif, révéler encore un peu plus l’histoire des femmes en général. Donc, j’avais pensé à travailler sur les femmes divorcées ou sur les femmes qu’on disait « folles ». J’étais tombée sur un livre de référence qui s’appelle Histoire de la vie privée, de Philippe Ariès, dans lequel il aborde une loi passée en France concernant les internements psychiatriques en ne donnant que des exemples d’internements de femmes. Donc, je me suis demandé « est-ce que les femmes, simplement en tant que femmes, avaient été plus enfermées dans l’institution psychiatrique parce qu’elles étaient femmes et parce que les normes sociales étaient plus contraignantes pour elles au XIXe siècle? » En me posant ces questions, je suis tombée sur un asile psychiatrique qui avait conservé des archives et qui était prêt à me laisser les consulter. C’est donc à la suite de ces hasards et de ces contingences que j’en suis venue à raconter cette histoire des asiles. À chaque fois que j’ouvrais le dossier personnel de l’une des femmes de l’asile, je me demandais « tiens, est-ce que celle-là est folle, ou est-ce qu’elle a été internée parce qu’elle dérogeait aux normes sociales et de genre du XIXe siècle? » Puis, au bout d’1 ½ dossier, je me suis dit que je n’avais pas ce qu’il fallait pour répondre à cette question. C’est comme ça que j’ai commencé à m’intéresser à la vie institutionnelle de l’hôpital psychiatrique, en me demandant « si on ne pouvait pas savoir les vraies causes qui ont amené cette femme à l’asile, qu’est-ce qui se passe, une fois qu’elle est dedans? » J’ai donc changé de perspective pour m’intéresser plutôt à la vie dans cette institution. Un des membres du jury de mon mémoire m’a ensuite proposé de travailler sur l’histoire de la vieillesse dans la même perspective que mon mémoire. C’est donc par la suite, au cours de mon doctorat et en adoptant cette grille de lecture que j’en suis venue à m’intéresser aux vieillards et à l’histoire de la vieillesse.

JF : Vous faites bien de nous rappeler, nous avons tendance à oublier que les institutions du XIXe siècle forment en fait des vases communicants dans la gestion de certaines populations qui « troublent » l’espace urbain.

SR : Oui, ça me rappelle encore un autre élément. Au-delà de la perspective méthodologique de travailler sur des archives institutionnelles et de s’intéresser à ces institutions, à cette histoire, il y a vraiment un lien entre asile et hospice. En fait, beaucoup de personnes âgées se retrouvent dans les asiles psychiatriques, parce qu’on ne pouvait pas les mettre ailleurs. Au début de ma thèse de doctorat, l’idée était de travailler sur les archives d’une institution psychiatrique, mais de ne m’intéresser qu’à la population âgée de cet asile. Mais les archives sur lesquelles je devais travailler n’étaient finalement plus accessibles. J’ai dû chercher d’autres archives et c’est comme ça que je me suis retrouvée dans les archives des hospices que j’ai étudiées. En fait, c’est une réorientation des plus logiques, puisqu’effectivement, ces deux populations évoluent dans des vases communicants qui se manifestent dans les institutions les prenant en charge.

JF : Le livre tiré de votre thèse de doctorat s’intitule Hospices. Une histoire sensible de la vieillesse, Bruxelles, 1830-1914. Qu’est-ce qu’une histoire sensible ?

SR : C’est un champ historique complexe auquel plein d’historien.nes s’intéressent. L’histoire sensible touche à l’histoire des émotions et à l’histoire des sens, principalement. Ce que je mets derrière l’histoire sensible, c’est plutôt une histoire des sensations et du ressenti. Il ne s’agit pas que des cinq sens, ni seulement des émotions; je cible un peu ce qu’il y a entre les deux. Je m’intéresse aux actions des sens, à ce qu’ils vont faire ressentir et à ce que l’on va mettre sur eux comme couleur affective, émotionnelle et sensible, et ce, en m’appuyant sur l’idée du cadre, matériel, sensible et humain, dans lequel les expériences prennent place.

JF : Comment faire de l’histoire sensible ? Pourquoi est-on sensible, en tant qu’historienne ?

SR : La question du sensible comporte plusieurs aspects. On peut, très certainement, faire une histoire objective de la sensibilité et des sensations, mais on peut aussi assumer plutôt sa part de sensibilité et de subjectivité en tant qu’historienne, et je crois que je suis tenante des deux. Pour moi, les deux sont importants et c’est une évidence que l’histoire n’est pas objective. On est quand même dans des cadres académiques qui nous imposent une certaine rigueur. Je trouve souvent qu’objectivité et rigueur scientifique sont amalgamés, alors que pour moi, les deux sont fort différents. On peut être tout à fait rigoureux scientifiquement en abordant des sujets comme l’histoire sensible et en assumant une part de subjectivité. C’est de là où je suis et de ce que je suis que je vais étudier et raconter une histoire qui ne sera pas la même que celle racontée par n’importe quel historien ou historienne.

JF : Ça peut sembler complexe à saisir, mais c’est en lisant vos travaux que nous allons comprendre comment, dans l’action, on mobilise ce ressenti dans l’étude de l’histoire. Dans la pratique, cette perspective vous amène deux défis : vous vous intéressez à des personnes qui sont très difficiles à cerner dans les archives traditionnelles et, en plus, vous vous intéressez à leur ressenti et à leurs expériences. Donc, où trouve-t-on ces personnes et comment analyse-t-on leurs expériences dans l’asile et dans l’hospice ?

SR : En Belgique, les archives institutionnelles sont très, très riches. Les institutions auxquelles je me suis intéressée sont des institutions publiques, subventionnées et mises en place par des autorités publiques comme l’État, la commune, la région, ou une entité géographique qui est reliée à une entité politique. Il y a donc une obligation de garder les archives, même si certains tris peuvent avoir été effectués. Elles témoignent d’une pratique épistolaire du XIXe siècle permettant d’entendre une pluralité de voix. Les archives ne montrent pas seulement la voix des décideurs ou des directeurs des institutions. Il y a donc moyen d’avoir et d’analyser les écrits des vieillards, conservés dans les archives selon diverses circonstances. Ces pratiques dont témoignent les archives sont encore plus frappantes dans l’asile psychiatrique parce qu’on étudie des dossiers personnels médicaux et il y a notamment toutes les correspondances que les autorités de l’asile ont décidé de ne pas transmettre parce que les lettres sont trop délirantes ou parce qu’elles condamnent l’institution, par exemple. C’est de cette manière que l’on a accès à l’écriture même de ces personnes institutionnalisées. Les vieillards étaient plus compliqués à retrouver individuellement que les « folles » puisque les hospices étaient des institutions moins fermées, donc on retrouve moins la trace individuelle des gens. Dans mon projet actuel portant sur les bains publics, il est encore plus difficile de retrouver l’expérience des individus. C’est donc plutôt du cadre de l’expérience dont il est question.

J’essaie de comprendre comment le quotidien se passe à l’intérieur de l’institution, que ce soit l’asile, l’hospice ou les bains publics. Je mets en relation le quotidien institutionnel et le quotidien dans les logements privés des gens. Je pense à la promiscuité que l’on peut imaginer des hospices de vieillards, notamment dans les dortoirs collectifs. On peut trouver ces conditions d’hébergement choquantes avec nos yeux d’aujourd’hui, alors que l’on aspire plutôt à des chambres privées, et que l’on ne voie plus beaucoup de grands dortoirs, quoi qu’il y ait souvent des chambres doubles et triples aussi dans les institutions médicales. Pourtant, la vie dans les logements populaires à l’extérieur de l’hospice à la même époque est aussi une vie de promiscuité. Il n’y a pas vraiment de chambres, il n’y a pas beaucoup de pièces différentes dans un même logement. C’est en mettant ces deux normes de la vie quotidienne en perspective et en portant l’attention sur des choses très pratiques de l’histoire matérielle, notamment, que l’on peut voir que la vie institutionnelle correspond aux normes de l’époque.  Et de là, on peut mieux cerner ce qui était a priori mal ou bien vécu par les personnes concernées.

JF : Comment êtes-vous passée de l’histoire des asiles et des hospices à l’histoire des bains publics ?

SR : C’est encore une histoire de hasards qui m’a amenée à m’intéresser aux bains publics, mais pas seulement. J’avais très envie de travailler avec une historienne de l’Université Libre de Bruxelles, Chloé Deligne, qui travaille sur les questions de la ville et de l’eau, donc une histoire plus environnementale, ce qui n’était pas vraiment du registre de ce que j’avais fait jusqu’à maintenant. Les bains publics sont donc le point de rencontre entre ses intérêts et les miens. Je considère les bains publics comme faisant partie de la même gamme très large des établissements médico-sociaux, à laquelle appartiennent aussi les hospices et les asiles. À travers les bains publics il est possible d’aborder l’eau, le rapport au corps, les usages de l’eau, etc.. La trame que je dessine entre mes sujets de recherches, qui peuvent paraitre a priori éloignés, c’est le lien entre espaces et expérience. C’est par les espaces  que l’on peut essayer de faire l’histoire des expériences de ceux et celles qui les traversent.

JF : Qu’est-ce qui vous a amenée à Montréal pour continuer cette étude de l’espace des bains publics ?

SR: J’étais curieuse et c’était un bon moment pour moi de rencontrer des nouvelles chercheuses et des nouveaux chercheurs, de prendre l’air, de voir comment on faisait l’histoire ailleurs, une envie d’exotisme historien. Je m’étais un peu renseignée, Montréal était la ville où il y avait le plus de bains publics au Canada, en rapport sans doute à sa taille et à son importance aux XIXe et XXe siècles. Je me suis dit que c’était l’occasion d’aller voir comment s’était passée autrement, ailleurs qu’en Belgique, une histoire des bains publics.

JF : Peux-tu décrire un peu ces institutions appelées « bains publics » ?

SR : Les informations et les archives que j’ai trouvées à Montréal viennent un peu chambouler la perception et la définition des bains publics que j’avais jusqu’à présent. En Belgique et dans les pays européens voisins, comme la France, l’Allemagne et l’Angleterre, les bains publics sont des endroits où il était possible de se laver hors de chez soi, à partir de la moitié du XIXe siècle. Donc, très pratiquement, c’étaient des endroits où il y avait des cabines individuelles de baignoires, puis de douches, après leur invention. Vous pouvez imaginer les toilettes publiques d’aujourd’hui, mais avec des baignoires et des douches dans les cabines. Ces établissements sont gérés par les communes, donc les bâtiments sont construits et financés par des subsides afin d’offrir ce service à la population. Ces investissements s’inscrivent dans les visées d’hygiène publique apparaissant dans la seconde moitié du XIXe siècle, au moment où se laver devient un moyen incontournable de préserver la santé, puisqu’on se rend compte que l’on peut limiter la prolifération des micro-organismes causant certaines maladies par une bonne hygiène corporelle. Les bains publics sont créés afin que tout le monde ait la possibilité de se laver, pas seulement les personnes aisées ayant les moyens d’installer une salle de bain privée chez eux. Avoir une salle de bain privée chez soi, c’est l’affaire de tout le XXe siècle. En Belgique c’est seulement à la fin des années 1990 que 90% des logements auront une salle de bain.

JF : Comment est-ce différent à Montréal ?

SR : Je n’ai pas encore tout analysé, mais de ce que je crois comprendre, à Montréal, les bains publics sont essentiellement des piscines. En Belgique, des piscines ayant ce statut de dispositif d’hygiène sont aussi créées au XIXe siècle. Ce type d’institution qu’on retrouve en majorité à Montréal comporte plein de limites : les premières piscines ne sont ouvertes qu’à la belle saison, elles sont souvent beaucoup moins accessibles pour les femmes, et il n’y a pas toujours des douches individuelles. Souvent, les douches sont disposées autour de la piscine, donc ce n’est pas un endroit où chacun peut se laver nu et avoir cet espace d’intimité, un paramètre important de cette hygiène corporelle dans nos sociétés. Les piscines publiques existent aussi en Europe, mais ces institutions offrent aussi des services de cabines individuelles. À part quelques exceptions, comme les Bains Généreux (actuel Écomusée du fier monde), j’ai l’impression que la grande majorité de la vingtaine de bains publics installés à Montréal étaient essentiellement des piscines. Le fait d’appeler ces piscines « bains publics » montre la visée hygiénique derrière la création de ces établissements, mais je cherche encore pourquoi il y avait si peu de cabines individuelles comparé aux établissements belges. Il faudrait davantage chercher dans les archives pour comprendre ce qui pousse les autorités de la ville de Montréal à poser ce choix de modèle de bains publics.

JF : Vous commentez vos recherches sur votre blogue Bains-Douches: l’enquête. Tours et détours d’une historienne en peignoir de bain, Belgique 1850-2000. D’où vous est venue l’idée de créer ce blogue ? Ce n’est pas une écriture qui est courante pour les historien.ne.s.

SR : On m’a offert un cadeau qui est le livre Madeleine Project, de Clara Beaudoux. C’est une journaliste parisienne qui emménage dans un studio à Paris dont la cave n’a pas été vidée. Elle part ensuite à la découverte de cette cave et de l’ancienne occupante du studio qui s’appelait Madeleine, dont elle va découvrir la vie. À la base, cette recherche est sortie sur Twitter, dans ce qu’elle a appelé un « tweet-documentaire ». Celui-ci a eu beaucoup de succès en France; beaucoup d’internautes répondaient, posaient des questions, donnaient des idées de pistes, etc. La journaliste se basait sur une structure de saisons et de petits épisodes. L’histoire de Madeleine a permis à Clara Beaudoux d’aborder plein de sujets historiques, en adoptant une écriture que je trouve très subjective, singulière, sensible, une écriture je ne m’étais jamais permise d’adopter en tant qu’historienne. Pourquoi m’étais-je empêchée d’avoir cette écriture-là, alors que j’ai les contenus et que j’ai fait les recherches les plus approfondies sur un sujet donné? Il me semble que les historien.nes sont les plus à même d’avoir le contenu le plus pertinent possible pour raconter ces histoires. J’avais donc très envie de faire ça, dans une optique d’accessibilité des contenus de la recherche, de diffusion et de vulgarisation d’une enquête historique.

L’écriture du blogue a été libératrice pour moi. Au moment où je ne voyais plus très clair, où je ne savais plus où j’étais dans ma recherche, ça m’a permis de faire le point, de me rendre compte que j’avançais malgré tout, qu’il y avait des choses qui s’éclaircissaient, puis ça m’a permis de mettre en phrases des idées, des intuitions, des hypothèses. Je n’ai pas du tout réussi à toucher des milliers d’internautes comme le Madeleine Project, mais en même temps, je sais que j’ai été lue par des personnes et qui ne m’auraient pas lue autrement. J’ai quand même eu des retours assez chouettes de gens enthousiastes qui trouvent très intéressante la manière dont j’amène le sujet, permettant souvent de découvrir un aspect de l’histoire que les lecteurs et lectrices n’auraient pas imaginé, dont ils et elles n’auraient pas pris connaissance autrement. Les résultats sont modestes, mais ça m’a aidée dans l’articulation de ma pensée, dans la progression de ma recherche.

JF : Continuez-vous à produire des billets sur le blogue ?

SR: Bien sûr! Il y aura sans doute une saison sur Montréal. Je voulais initialement faire une saison par mois, mais cette ambition n’avait pas de sens puisque le blogue suit la progression de la recherche et que le rythme de la recherche est pour le moins irrégulier. On ne sait pas quand on aura des choses à raconter. Ce qui est sûr, c’est que je vais raconter un peu la recherche à Montréal. J’essaie aussi de mener un projet de réalisation d’un documentaire radiophonique. Je vais donc aussi écrire une petite saison sur ce projet-là, qui adopte encore un autre style d’écriture, celle d’un scénario et d’un tournage.

Entrevue de Julie Francoeur, étudiante au doctorat en sciences historiques (Université Laval), avec la collaboration de Sandrine Labelle et Véronika Brandl-Mouton, étudiantes à la maîtrise en histoire (UQAM)