Décès de Lucie Dagenais (1933-2021)

Lutter et assumer notre pouvoir collectif

Le 8 novembre dernier, la syndicaliste et féministe Lucie Dagenais nous a quittés discrètement. Le Québec perdait ainsi sans le savoir l’une des plus ardentes défenderesses de son système public de santé et de services sociaux. Elle a commencé son militantisme à une époque où la gauche participait, notamment via le mouvement syndical, à déterminer l’orientation politique de la société. Sa vision d’une gauche qui peut gagner et agir pour transformer le monde pourrait inspirer les personnes qui luttent contre l’injustice aujourd’hui.

Assignée dans les années 1950 aux visites à domicile auprès de personnes désignées alors comme « mères nécessiteuses » ou « indigents » pour vérifier leur éligibilité aux mesures d’assistance publique, elle était bien placée pour prendre acte des injustices inhérentes aux lois sociales d’alors. Dans la décennie de la Révolution tranquille, devenue infirmière, elle sera de toutes les luttes pour démocratiser le fonctionnement des hôpitaux, qui étaient encore contrôlés en grande partie par les congrégations religieuses et d’autres intérêts privés, malgré la mise en place de l’assurance hospitalisation en 1961. Elle accompagne la première action collective des infirmières à Sainte-Justine dès 1963 et sera aux premières loges lors de la grève provinciale dans les hôpitaux en 1966. La grève a été l’occasion pour les travailleuses et travailleurs de se faire reconnaître et de discuter publiquement de la valeur et des conditions de leur travail. La parité provinciale des salaires et l’harmonisation des conditions normatives répondaient à un besoin profond de justice, tant pour les employés que pour les bénéficiaires. 

Les remises en cause de l’organisation des hôpitaux mèneront ultimement à la Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social (Commission Castonguay-Nepveu), dont le rapport constitue un moment fort de l’État social au Québec. De 1969 à 1985, elle sera représentante du monde du travail à la Régie de l’assurance maladie du Québec et y défendra le caractère universel et public du système contre les forces, présentes dès le départ, qui favorisent le recours au privé.

La montée du néolibéralisme n’aura pas eu raison de son militantisme. Au contraire, elle s’est impliquée dans plusieurs mouvements, notamment avec les infirmières, mais aussi au-delà. Dans la foulée de l’arrêt Chaoulli de la Cour suprême en 2005 et l’ouverture assumée du gouvernement Charest à un système de santé à deux vitesses, elle a formé une coalition composée d’universitaires, de médecins et d’autres professionnels pour proposer sept points concrets susceptibles de répondre au jugement en s’attaquant aux délais d’attente inacceptables, la cible de l’intervention du Tribunal, tout en maintenant l’intégrité du système public. Ces points visaient notamment à éliminer les exclusions de l’assurance publique pour les interventions diagnostiques, à lever les restrictions budgétaires dans le réseau de la santé en place depuis le « déficit zéro » des années 1990, à maintenir l’étanchéité de pratique entre médecins participants et non participants, et à prendre des mesures actives d’information et de référence pour éliminer les délais dus à l’organisation du réseau. Plusieurs de ces points sont encore d’actualité et sont notamment défendus par l’organisme Médecins québécois pour le régime public (MQRP), qu’elle a participé à fonder en 2008.

Sa vie durant, Lucie Dagenais a refusé que la gauche et les mouvements sociaux du Québec soient confinés à un rôle réactif. En privé, avec les personnes de toutes les générations qui l’ont entourée jusqu’à la fin de sa vie, elle se désolait de la position défensive adoptée depuis trop longtemps. Pour elle, il ne fallait pas simplement « défendre » le système public, mais aussi élargir le panier de services couverts et améliorer l’organisation du réseau afin que les meilleurs soins soient accessibles à toute la population. Laisser l’initiative aux idées de droite était la meilleure façon de s’assurer de toujours devoir faire des concessions.

Jusqu’à la fin, malgré une santé fragilisée ces dernières années, le travail de Lucie aura été marqué par un profond sens de l’amitié et de bienveillance lumineuse et rassembleur qui inspirait à s’unir autour de projets communs. Chez les jeunes qui l’ont croisée, elle aura semé les graines de l’amitié, de la rigueur des mots et la passion du projet de société qui garantira des conditions de travail et de santé dignes, ainsi que plus largement une société « bâtie pour l’humain ». Quand on participe à déterminer ce que couvrira ou non le système de santé comme quand on mobilise des gens pour faire leur première grève, on a conscience des responsabilités sociales aux côtés du pouvoir de la parole. La vie de Lucie Dagenais nous invite à assumer les deux à la fois.

Texte de Cory Verbauwhede, Simon Tremblay-Pepin, Saïdeh Khadir, Lorraine Dagenais et Simon Turcotte

Texte publié simultanément sur HistoireEngagée.ca

Nous vous suggérons la lecture de cet entretien avec Lucie Dagenais publié sur le blogue du CHRS en 2018.