Entretien avec Stéphanie St-Pierre

Stéphanie St-Pierre est détentrice d’un doctorat en histoire de l’Université de Montréal. Diplômée de l’Université Laurentienne, elle s’intéresse à l’histoire intellectuelle, au rôle de l’histoire dans la construction identitaire des populations en milieu minoritaire, et à l’histoire de la francophonie canadienne. Originaire du nord de l’Ontario, elle a travaillé comme chargée de cours à l’Université Laurentienne et à l’Université de Sudbury, avant de s’installer dans la région de la baie Sainte-Marie où elle est professeure d’histoire à l’Université Sainte-Anne. Ses recherches actuelles portent sur les représentations du territoire dans les historiographies francophones au Canada. Boursière du CRSH pour ses études doctorales, elle a aussi obtenu une bourse du CRCCF pour ses recherches sur le terrain.

Le 17 septembre 2021, elle a accordé cet entretien virtuel à Häxan Bondu, en vue du colloque Profession historienne?. Ce colloque, qui se tiendra les 7 et 8 octobre 2021 en collaboration avec Bibliothèque et archives nationales du Québec (BAnQ), souhaite offrir un premier éclairage d’ensemble sur la place et l’apport des femmes dans la production et la diffusion des savoirs historiques au Canada français aux XIXe et XXe siècles.

Häxan Bondu : Comment, à travers votre parcours, en êtes-vous venue à vous intéresser à l’histoire intellectuelle, l’histoire des identités et d’histoire de la francophonie ?

Stéphanie St-Pierre : Dès mon baccalauréat, je savais que je voulais faire de la recherche. J’avais choisi l’Université Laurentienne à l’époque pour deux raisons : j’étais déjà impliquée dans la communauté franco-ontarienne et j’avais envie d’étudier dans l’institution où enseignaient des professeurs réputés comme Gaétan Gervais, Gratien Allaire et Guy Gaudreau. L’intérêt pour l’historiographie m’est venu dans un cours, alors que j’avais fait une étude sur la représentation des Sorcières de Salem. C’était fascinant de constater que l’interprétation historique variait selon les années. Ce fut donc mon premier contact avec l’idée de l’analyse historiographique : je voulais comprendre la production, la publication et les interprétations en histoire.

Ces interrogations sont indissociables de mon intérêt pour l’histoire de la francophonie canadienne. À la maîtrise, j’ai fait une analyse historiographique sur les représentations d’Étienne Brulé, un explorateur français sous Samuel de Champlain. C’était le premier Français à mettre les pieds en Ontario. Certains vont d’ailleurs jusqu’à dire que ce fut le premier Franco-Ontarien! Je m’étais intéressée à ce personnage en partie en raison de mon parcours comme Franco-Ontarienne. Mes origines ont beaucoup influencé mon intérêt pour la francophonie en milieu minoritaire. D’ailleurs, en m’intéressant à l’histoire intellectuelle, j’essaie de comprendre en quoi le milieu influence l’historien.ne. Il faudrait bien que je fasse l’exercice avec moi-même!

HB : Dans les dernières années, vous avez travaillé sur les représentations du territoire dans les historiographies canadiennes-françaises. Pouvez-vous nous en dire davantage? Quelle forme cela peut-il prendre?

SSP : J’ai observé que la représentation du territoire historique variait d’une région à une autre. Il semble y avoir deux grands pôles en termes de représentation du territoire : l’une a une perspective d’identité et d’enracinement régional, alors que l’autre a une perspective d’identité et d’enracinement national.

Dans ma recherche, j’ai analysé quelques représentations historiques régionales dans l’Ouest canadien et en Ontario. L’objectif de ces représentations est généralement de légitimer un territoire davantage régional plutôt qu’un territoire national. Par exemple, il y a une distinction qui s’opère dès la fin du 19e siècle dans la production historique de l’Ouest canadien afin de créer des représentations distinctes pour cette région. Les Canadiens français du Québec sont perçus comme étant un autre peuple, exclu du « nous » de l’Ouest canadien. Un autre exemple pourrait être la production historienne de Télesphore Saint-Pierre, aussi vers la fin du 19e siècle. L’histoire de la Nouvelle-France y est présentée sommairement lorsqu’elle se déroule à l’extérieur de l’Ontario, mais en détail lorsqu’elle se situe sur le territoire de l’Ontario. Enfin, nous pourrions aussi voir ce genre de représentations historiques dans les publications de la Société historique du Nouvel-Ontario, où on va parler des Saints-Martyrs ontariens plutôt que des Saints-Martyrs canadiens.

J’ai aussi comparé des représentations historiques de communautés francophones en milieux minoritaires et à celles produites au Québec. La comparaison est importante, car l’historiographie québécoise exerce une influence considérable sur la production de savoirs historiques francophones hors Québec.

HB : Vous vous intéressez à la fonction de l’histoire dans la construction de l’identité des populations. Alors que de plus en plus les recherches historiques se diversifient et s’intéressent aux groupes marginalisés, celles-ci ont tendance à remettre en question les récits historiques dominants. Est-ce possible de réviser nos histoires collectives tout en gardant nos identités?

SSP : La question des identités collectives est quelque chose de constamment en mouvement et en transformation. Par exemple, le rapport à la religion catholique dans l’identité collective a beaucoup changé dans la francophonie canadienne. Nous reconnaissons le rôle institutionnel que l’Église catholique a joué pour la création de collèges classiques, et d’autres institutions qui nous ont permis de nous développer et de nous structurer. Cependant, en termes d’identité et de sentiment d’appartenance, les choses ont beaucoup changé. Nous avons vu et vécu ces transformations dans les représentations collectives, tout en maintenant une identité collective basée sur d’autres particularités, comme la langue et, dans certains cas, les origines communes. Nous l’observons déjà. La francophonie canadienne d’aujourd’hui est vue comme plurielle, contrairement à ce qu’on pouvait observer avant. C’est peut-être un peu simpliste comme vision de la chose, mais il semble y avoir des modifications dans les représentations et les références.

Il ne faut pas non plus craindre de regarder autrement nos récits collectifs. Dans ma thèse, j’ai abordé l’influence du colonialisme de peuplement sur la façon d’écrire l’histoire canadienne-française. J’y dis explicitement que les Premières Nations sont effacées. Non seulement nous ne reconnaissons pas leur contribution, mais elles sont aussi complètement exclues lorsqu’il est question de faire une course à l’ancienneté des peuples sur le territoire. Il est important de reconnaître ce genre d’éléments dans nos représentations historiques et de les remettre dans le contexte de production de l’époque de même qu’en fonction de l’évolution de nos connaissances, et de notre façon de concevoir l’histoire.

HB : Vous participerez au colloque Profession historienne? Les femmes dans la production et la diffusion des savoirs historiques au Canada français, XIXe et XXe siècles. Pour vous, que représente la thématique de ce colloque?

SSP :Cette thématique est vraiment intéressante, nécessaire et stimulante. En étudiant l’historiographie produite en langue française au Canada, un de mes premiers constats fut la quasi-absence, durant plusieurs années, des femmes autrices. C’est donc formidable de pouvoir se pencher sur ce sujet, surtout dans une perspective francophone.

Dans les milieux francophones minoritaires canadiens, un choix semble s’être opéré à partir des années 1970. Alors que l’intérêt pour les groupes marginalisés prenait de l’ampleur, plusieurs ont opté pour l’histoire identitaire francophone et acadienne, au détriment de l’histoire des femmes. Tranquillement, nous sommes en train de rectifier le tir. Il est important de remettre en lumière les contributions féminines. Pour moi, c’est une question d’égalité. Il faut que le travail et la contribution des femmes aient la même importance que ceux des hommes. De manière générale, toute étude sur un groupe marginalisé est une action pour sortir ce groupe de l’ombre et lui redonner une voix. C’est la même chose dans la discipline historique.

HB : Selon vous, quelle place occupent les femmes dans la discipline historique aujourd’hui? Vivent-elles encore des obstacles? Ont-elles un impact sur la discipline?

SSP : Je ne dirais pas nécessairement des obstacles. Toutefois, il y a certainement moins d’historiennes que d’historiens, surtout dans certains sujets. Par exemple, il y a beaucoup de femmes en histoire des femmes, mais il y en a peu en histoire politique et économique, et encore moins en histoire de la francophonie canadienne en milieu minoritaire.

Comme dans toute autre discipline, la présence de femmes, mais aussi de personnes provenant de groupes marginalisés et racisés, a un impact important. En tant que femme, je prends ce rôle au sérieux. Je n’ai pas eu la chance en tant que jeune historienne d’avoir des professeures ou des mentores : j’étais au doctorat lorsque j’ai eu, pour la première fois, une femme comme professeure d’histoire. Je sens donc que j’ai un certain rôle à jouer en tant que représentante pour les jeunes femmes qui souhaitent se lancer en histoire.

HB : Vous avez étudié et vous avez été chargée de cours à l’Université Laurentienne. Nous apprenions au printemps dernier qu’elle licenciait une centaine de professeurs et abolissait 69 programmes. Comment avez-vous réagi à ces récents événements ? Quels impacts ces coupures auront-elles?

SSP :Je suis en Nouvelle-Écosse depuis 2013. Je me sentais déconnectée de l’Université Laurentienne depuis quelques années. J’ai donc été surprise de constater à quel point cet événement m’a fait réagir émotionnellement. L’Université Laurentienne, c’est le milieu où j’ai appris à être historienne, et où j’ai appris à m’engager fermement dans ma francophonie. J’ai aussi beaucoup de souvenirs là-bas en tant qu’étudiante, mais aussi en tant que chargée de cours. En plus, j’ai connu, des étudiant.e.s qui craignaient pour leur programme, et des personnes qui ont perdu leur emploi.

J’ai été très touchée de voir des programmes entiers sabrés de cette manière. Les impacts seront majeurs. L’Université Laurentienne, c’était un lieu de rassemblement, c’était un espace identitaire qui appartenait aussi aux francophones. Une université, ça permet de développer des connaissances, des compétences et une façon de concevoir le monde. C’est par conséquent essentiel d’avoir des institutions universitaires dans les milieux minoritaires. Cette décision touche toute la communauté, pas seulement les universitaires. Je souhaite de tout cœur l’avènement d’une nouvelle institution franco-ontarienne, pour réunir les programmes de langue française.

Entrevue d’Häxan Bondu, étudiante à la maîtrise en études et interventions régionales (UQAC), avec la collaboration de Sandrine Labelle, étudiante au doctorat en histoire (UQAM)