« L’histoire par l’émotion » : entretien avec Stéphanie Lanthier

Stéphanie Lanthier est chargée de cours à forfait et professionnelle de recherche à la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université de Sherbrooke. Elle enseigne au Département d’histoire et à l’École de politique appliquée depuis 1998. Elle s’est intéressée aux rapports femme(s)/nation et aux rapports forêt/identité/mémoire au Québec. De cet intérêt, deux longs métrages documentaires coproduits par l’ONF ont été réalisés : Deux mille fois par jour (2004) et Les Fros (2010). Depuis 2012, elle réalise des documentaires à partir de travaux menés en histoire orale filmée. À titre d’exemples : avec la professeure Louise Bienvenue, Paroles d’anciens délinquants de Boscoville, 1942-1997 (2015), avec le professeur Benoît Grenier, L’attachement seigneurial de l’écrivaine Anne Hébert (2017), avec le professeur émérite Pierre Hébert, Sur les traces de Louis Dantin : émulation, transgression et écriture (2018), puis, récemment, avec le professeur Maurice Demers, La mémoire des missionnaires en Amérique Latine (2021).

Le 9 septembre 2021, elle a accordé cet entretien virtuel à Häxan Bondu, en vue du colloque Profession historienne?. Ce colloque, qui se tiendra les 7 et 8 octobre 2021 en collaboration avec Bibliothèque et archives nationales du Québec (BAnQ), souhaite offrir un premier éclairage d’ensemble sur la place et l’apport des femmes dans la production et la diffusion des savoirs historiques au Canada français aux XIXe et XXe siècles.

Dans le cadre du projet Les persistances seigneuriales au Québec du Pr Benoît Grenier de l’Université de Sherbrooke. 2015, Seigneurie de Beaupré, photo : Benoît Grenier.​

Häxan Bondu : Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à l’histoire des femmes et du genre ?

Stéphanie Lanthier : J’ai débuté mes études supérieures en histoire médiévale. Je m’intéressais alors au tabou du sang menstruel. Durant ma scolarité de maîtrise, j’ai suivi un cours en histoire des femmes avec Micheline Dumont. J’y réalisais un projet de recherche sur une question qui m’interpelle beaucoup : les femmes automatistes et leur influence. Au milieu des années 1990, il manquait de documentation sur les rapports entre femmes et arts, ainsi que sur l’art automatiste et post-automatiste à la bibliothèque des sciences humaines de l’Université de Sherbrooke. Je devais donc me rendre à l’UQAM pour chercher des ouvrages. C’est alors que par hasard, j’ai accroché des ouvrages qui sortaient du rayon de la bibliothèque : l’ouvrage Québécoises deboutte!, une anthologie des écrits du Front de Libération des Femmes du Québec (FLF), a tombé sur le sol. Personne ne m’avait jamais parlé de ces féministes radicales! Je suis donc repartie de l’UQAM avec mes livres… et Québécoises deboutte!.

Fascinée par cette découverte, j’ai demandé à Micheline Dumont si un mémoire de maîtrise sur le sujet serait possible. Abandonnant mon projet de mémoire en histoire médiévale, je me suis alors redirigée vers une recherche en histoire des femmes. J’y questionnais les rapports femmes-nation et femmes-identité. Nous étions alors en plein contexte post-référendaire, à la fin des années 1990. Ces questions, encore peu explorées au Québec, étaient à l’époque absolument d’actualité!

HB : Ce rapport à l’identité demeure depuis un aspect central de votre démarche. À travers vos travaux sur les travailleurs forestiers, vous vous intéressez notamment aux rapports entre le territoire, l’identité et la mémoire. Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à cette thématique?

SL : J’ai toujours été passionnée de photographie. Dès l’âge de 10 ans, mon oncle sculpteur m’amenait faire de la composition photographique dans la nature. J’ai ainsi développé une passion pour le paysage : je touche au paysage, je réfléchis le paysage, je lis sur le paysage. Je viens aussi d’un territoire forestier : Mont-Laurier, dans les Laurentides. Je suis fille, nièce, petite-fille, cousine et belle-sœur de bûcherons. La forêt est donc un lieu identitaire fort pour moi.

Le territoire, le paysage et la nature sont aussi des éléments identitaires forts au Québec. Nous n’avons qu’à penser à Gilles Vigneault avec « Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver » ou à Richard Desjardins, lorsqu’il dit que les Québécois ont, à la place de la colonne vertébrale, un arbre. Les forêts sont des lieux identitaires forts au Québec, mais aussi en Occident. Ce sont aussi des lieux antinomiques. Nous pouvons le voir dans les travaux de l’anthropologue américain Robert Pogue Harrison : ce sont des lieux de pureté, comme chez Rousseau, mais aussi des lieux d’obstacles et de difficultés, comme on trouve dans certains films de Disney ou dans le film Into the Wild. C’est un aspect qui m’interpelle beaucoup et qui me porte à réfléchir au territoire comme lieu de construction identitaire.

Dans mes deux films longs métrages coproduits par l’ONF, je m’intéresse à la manière dont les individus explorent leur identité à travers la forêt et le travail forestier. Je tente également de combler un manque dans le cinéma documentaire québécois… Bien qu’il existe quelques documentaires sur les bûcherons, comme le court-métrage Bûcherons de la Manouane d’Arthur Lamothe, aucun d’eux ne s’intéressent aux planteurs et aux planteuses d’arbres. Nous sommes donc parties à l’aventure, au début des années 2000, afin de suivre le parcours de jeunes planteurs et planteuses d’arbres qui trouvent une identité nouvelle. À travers ce parcours, nous avons fait la rencontre de débroussailleurs; des travailleurs russes, roumains, de l’Afrique de l’Ouest, des Philippines, etc. La découverte de cette diversité m’a fasciné, car elle change la figure emblématique du travailleur forestier homme, blanc et français. Il était formidable de découvrir l’appartenance identitaire de la forêt pour ces travailleurs néo-québécois.

HB : Comment la production documentaire est-elle arrivée dans votre parcours? Comment s’intègre-t-elle dans votre démarche historienne?

SL : La piqûre pour le documentaire s’est faite à la fin des années 1990. J’en étais alors à ma deuxième année de maîtrise. Au même moment, j’ai eu envie de participer à l’émission Course destination monde de Radio-Canada, une émission qui amenait une douzaine de vidéastes à parcourir le monde.  Micheline Dumont, alors ma directrice de maîtrise, m’a encouragé à y participer. À l’aide d’ami.e.s, j’ai réalisé mon premier court-métrage et je l’ai proposé à l’émission. Bien que je me sois seulement rendue en demi-finale, ce moment a été pour moi un déclic.

Il y a une parenté entre ma démarche d’historienne et celle de documentariste. Elle tient au désir de donner la parole à une mémoire vive et vivante. Par ailleurs, le récit de vie, qu’il soit raconté dans une démarche d’histoire orale ou dans une œuvre documentaire, c’est la narration de sa propre fiction! Les deux approches sont similaires: on cherche à comprendre la trajectoire d’un individu. C’est l’expérience vécue qui est recherchée en donnant voix et gestes aux humains. Pour y parvenir, il faut avoir une approche respectueuse et sincère. C’est d’ailleurs pourquoi on ne filme jamais sur le champ les individus lorsqu’on les rencontre. On prend d’abord le temps de créer des liens, d’avoir une démarche approchant celle des sociologues et des anthropologues.

HB : À ce sujet, faisons-nous assez d’histoire orale au Québec? L’histoire orale est-elle suffisamment valorisée dans la discipline historique ou avons-nous encore du chemin à faire?

SL : Il y a certainement encore des réticences… comme si en histoire orale, en raison de la recherche-terrain, on fabriquait notre source. Par exemple, plusieurs historien.ne.s utilisent des sources orales seulement de manière complémentaire aux sources écrites. Pourtant, l’histoire orale est au cœur de la discipline historique depuis l’Antiquité! Elle a malheureusement été mise de côté depuis que l’histoire s’est institutionnalisée au XIXe siècle. Au Québec, nous avons des travaux importants en histoire orale. Tout d’abord, je dirais que les travaux menés depuis quelques années par Steven High et le Centre d’histoire orale et de récits numérisés de Concordia sont vraiment des contributions majeures à l’essor de la pratique de l’histoire orale au Québec. Ensuite, nous pouvons aussi penser aux travaux pionniers de Denyse Baillargeon ou aux travaux de mes collègues Louise Bienvenue sur l’histoire de la délinquance masculine et de Benoît Grenier sur les persistances seigneuriales. L’histoire orale a assurément encore sa place et sa légitimité.

Aujourd’hui, avec le travail que l’on fait sur la mémoire, l’histoire orale doit reprendre de l’importance. Avec la pandémie, je crois que nous allons assister à un nouvel intérêt pour cette discipline. Nous nous sommes beaucoup préoccupés, entre autres, de la place des personnes ainées dans notre société. Ces préoccupations peuvent contribuer à voir apparaitre davantage de travaux en histoire orale qui nous permettront de faire l’histoire du présent par le biais des trajectoires individuelles. L’histoire orale permet d’avoir de nouveaux regards et de nouvelles réponses sur des enjeux auxquels la documentation écrite et institutionnelle ne peut pas tout nous révéler.

HB : Diriez-vous que vos documentaires et votre démarche d’histoire orale s’inscrivent aussi dans une démarche d’histoire publique? Quelle est l’importance pour vous de diffuser les connaissances en dehors des murs des universités?

SL : Oui. C’est une tout autre forme d’écriture, l’histoire publique. Lorsque je travaille avec mes collègues sur des projets documentaires et d’histoire orale filmée, la forme d’écriture est différente : elle doit permettre d’ouvrir les études savantes à un public plus large.

Avant la pandémie, nous avons présenté le documentaire sur les persistances seigneuriales au Musée de la mémoire vivante de Saint-Jean-Port-Joli. Il y avait 100 personnes. Les spectateurs réagissaient, riaient par moment, étaient émus par d’autres. Ils ont pu découvrir le monde seigneurial, mais avec de l’émotion. Ce fut la même chose avec le projet filmique sur Boscoville. La première fois que nous l’avons présenté, il y avait foule. Puis, par les récits de vie présentés, les gens réagissaient, étaient touchés et allaient même jusqu’à se reconnaitre à travers ces individus. Le film documentaire historique est vraiment un médium de diffusion formidable d’histoire publique. J’ai toujours trouvé que nous étions frileux à faire de l’histoire qui passe par l’émotion. Pourtant, l’émotion permet de mieux comprendre certaines réalités.

HB : À l’occasion du colloque Profession historienne? Les femmes dans la production et la diffusion des savoirs historiques au Canada français, XIXe et XXe siècles, vous vous intéresserez à la subjectivité des individus dans la discipline historique en prenant en exemple le parcours de l’historienne Micheline Dumont. À partir d’extraits filmiques, vous nous proposerez une réflexion sur la part de soi, de l’engagement et de l’émotion dans le travail historien. Micheline Dumont est une femme que vous connaissez bien. Comment percevez-vous le fait de travailler, en tant qu’historienne, sur une personne que vous connaissez personnellement?

SL : Peu importe la source sur laquelle on travaille, il y a de l’amour et de l’intérêt. Si on passe plusieurs années de sa vie à travailler un certain sujet, on va certainement l’aimer, l’apprécier et avoir un rapport intime avec lui. Micheline Dumont, c’est celle qui m’a formé, mais c’est aussi une personne pour qui j’ai beaucoup de respect. Ici, le travail que l’on fait c’est un travail de récit de vie, qui nous permet de mieux saisir l’atelier de l’historienne.

Ce projet est né d’une complicité avec ma collègue Louise Bienvenue. Nous avions précédemment fait un entretien de type récit de vie avec l’historien Jean-Marie Fecteau et j’avais toujours voulu réaliser un entretien semblable avec Micheline Dumont. Je voulais connaître sa carrière de son point de vue, comprendre son intérêt pour l’histoire des femmes en tant que pionnière dans ce sujet. Son autobiographie filmée permet par exemple de découvrir la trajectoire qui l’a conduite à faire l’histoire des religieuses. On y découvre également que l’engagement peut être une vertu. Micheline Dumont s’est toujours dite ouvertement engagée et indignée, et ça ne l’a pas empêché de développer une méthodologie historique rigoureuse. Faire de l’histoire des femmes pour lutter contre l’effacement des femmes dans l’histoire, ce n’est pas nécessairement rendre le travail que nous faisons trop subjectif. C’est plutôt un nécessaire engagement pour les vérités du passé.

HB : Cette neutralité est pourtant encore souvent défendue. Avouer notre subjectivité en tant qu’historien.ne peut-il affecter notre crédibilité ?

SL : Je ne crois pas. C’est un faux débat, cette idée qu’il ne faut pas avouer sa subjectivité dans un travail historique. Nous pourrions aussi parler d’une impossible neutralité, comme le fait l’historien américain Howard Zinn. La subjectivité fait même partie de la discipline historique : nous n’avons qu’à penser aux travaux en histoire des émotions ou aux travaux sur la mémoire des survivant.e.s. Même les mots que nous utilisons pour parler d’histoire sont subjectifs. Si nous utilisons l’expression « accorder le droit de vote » plutôt que « octroyer le droit de vote », nous sommes ici dans une dimension politique, voire idéologique. Est-ce que plus crédible de dire accorder ou octroyer? Je préfère utiliser « octroyer », car je veux faire place à l’agentivité des femmes et des Autochtones et à la bataille que ces personnes ont menée. « Accorder », ça sonne comme un cadeau, une faveur qu’on fait en tant que bon père de famille. Je ne crois pas qu’en utilisant « octroyer », je sois moins crédible.

HB : Étant vous-même historienne et engagée, comment concevez-vous votre rôle? Vous considérez-vous, comme Micheline Dumont, comme une « historienne indignée »?

SL : Pas complètement. Je comprends l’indignation de Micheline Dumont. Nous n’avons qu’à penser au silence de l’histoire nationale sur l’agir des femmes, sur les femmes des Premières Nations, et sur les femmes immigrantes. Rappelons-nous que ce ne sont pas des oublis : l’histoire a été construite ainsi. Encore aujourd’hui, plusieurs enjeux quant aux conditions des femmes peuvent nourrir l’indignation. Cette indignation, je la comprends certainement et parfois je la partage. Toutefois, rappelons-nous que la discipline historique n’est pas exclue des changements sociaux comme la dénonciation du pouvoir masculin ou des systèmes de discrimination. La présence de féministes ou de personnes autochtones dans la discipline change notre regard, notre vocabulaire et nos représentations historiques. La pratique de l’histoire devient plus inclusive. Par exemple, à l’Université de Sherbrooke, plusieurs de mes collègues intègrent la présence des femmes et leur agentivité et ce, sans que leurs cours ne portent directement sur l’histoire des femmes. Cela permet à l’histoire des femmes de ne plus être un champ clos, alors que c’était davantage le cas à l’époque où Micheline Dumont enseignait.

Bien entendu, il y a encore du chemin à faire. Par exemple, il y a quelques années, la Grande Bibliothèque de BAnQ avait tenu un colloque sur la profession d’historien sur la place publique. L’animateur, l’historien Éric Bédard, discutait du métier avec trois invités, tous masculins. Cette masculinisation de la profession avait d’ailleurs été critiquée par de jeunes historiennes, Camille Robert et Adèle Clapperton-Richard, qui avaient écrit un court texte dans Histoire Engagée. Donc oui, il reste du chemin à faire. D’ailleurs, depuis 2008, dans la grande majorité des programmes de 1er cycle en histoire au Québec, les effectifs féminins ne dépassent rarement 45%. À l’Université de Sherbrooke, les effectifs féminins n’ont jamais dépassé 41%! Cela reste donc difficile de déconstruire cette image traditionnelle masculine de l’historien. Il faut s’investir pour trouver des solutions et des modèles féminins en histoire… et le colloque Profession historienne? nous aidera certainement à en trouver!

HB : Diriez-vous que la place des femmes et de la diversité dans la discipline historique a changé depuis le début de votre parcours dans les années 1990?

SL : Tout à fait! Dans les dix dernières années, j’ai observé une accélération, une multiplication des objets d’études, mais aussi une diversification des regards historiens. Des champs nouveaux et de nouveaux angles d’analyse apparaissent. Nous pourrions prendre en exemple l’histoire de la sexualité. Elle n’est pas nécessairement un champ nouveau, mais la façon dont nous la travaillons par rapport au désir, à l’intime et à l’agression est différente.

Nous nous devons aussi de faire l’histoire des « oublié.e.s ». Pensons aux personnes vivant avec un handicap. Quelle est leur histoire? Et les femmes racisées, quelle est leur place dans l’histoire nationale? Ces « oublié.e.s », il ne faut pas leur offrir une place compensatoire : il nous faut un récit historique qui intègre tout. Je dirais que c’est une forme d’engagement ça aussi! À l’instar de mon mentore, Micheline Dumont, je souhaite aussi démocratiser le passé et le présent.

Entrevue d’Häxan Bondu, étudiante à la maîtrise en études et interventions régionales (UQAC), avec la collaboration de Sandrine Labelle, étudiante au doctorat en histoire (UQAM)