Infirmière de formation, Jennie Skene est impliquée dans le mouvement syndical depuis 1975. Elle milite d’abord au sein de la Fédération des Syndicats professionnels des infirmiers et infirmières du Québec (SPIIQ). En 1987, Mme Skene contribue à l’unification des syndicats infirmiers québécois au sein de la Fédération des infirmiers et infirmières du Québec (FIIQ). Élue à la présidence de la FIIQ en 1993, elle occupe ce poste pendant 11 ans. Dans cet entretien accordé en 2013 à Martin Petitclerc et Martin Robert, Jennie Skene partage son expérience lors de la grève de la FIIQ, en 1999.
Cet entretien a été réalisé dans le cadre d’une recherche sur l’histoire des lois spéciales au Québec menée en collaboration avec le Service aux collectivités de l’UQAM. Sandrine Labelle a adapté et rédigé cette version abrégée de l’entrevue.
Martin Robert : Vous étiez à la tête de la FIIQ durant les années 1990, alors que le gouvernement du Québec mettait en place une série de réformes qui ont considérablement transformé l’organisation du réseau de la santé. Pouvez-vous nous parler brièvement de ces réformes ? Quels impacts ont-elles eus sur les infirmières du réseau ?
En 1994 et 1995, le gouvernement a forcé la fusion de plusieurs établissements dans les grandes villes. Sept hôpitaux généraux à Montréal, et trois à Québec, ont fermé. Le syndicat a travaillé très fort pour s’assurer que les infirmières soient relocalisées dans d’autres établissements. La plupart d’entre elles se sont retrouvées du jour au lendemain dans un nouveau milieu, où elles n’exerçaient plus leur spécialité et ne connaissaient plus personne… Je me rappelle d’infirmières qui travaillaient en obstétrique depuis plus de 25 ans et qui étaient hyper compétentes dans leur domaine. Elles ont été relocalisées dans un centre d’accueil, ou dans une unité de chirurgie cardiaque et me disaient : « On ne sait pas ce qu’on va faire là-bas, on n’a pas les compétences ! » L’hôpital qui les accueillait n’avait aucune obligation de les former en arrivant, ou de leur donner une période d’acclimatation. Pour ne rien arranger, les infirmières qui travaillaient déjà dans ces établissements étaient en beau calvaire ! Elles avaient l’impression de se faire voler leurs postes par les infirmières relocalisées. Ça a été une période extrêmement difficile. Beaucoup d’infirmières ont fait des dépressions ou des burn-out, et sont parties en congé de maladie. Le monde tombait comme des mouches… C’était l’enfer !
Au même moment, le gouvernement a voulu couper dans les masses salariales. Jacques Léonard, qui était président du Conseil du Trésor, voulait atteindre le déficit zéro. Pour atteindre son objectif, il a calculé qu’il fallait que 15 000 employés de la fonction publique quittent sans être remplacés. Il a eu l’idée d’augmenter le nombre de départs à la retraite. À l’époque, l’âge pour la retraite était de 62 ans. Les organisations syndicales ont proposé de la descendre à 55 ans. Nous avions calculé que ce serait suffisant pour faire partir 15 000 personnes. Le gouvernement a eu peur que ce ne soit pas suffisant. Dans l’entente signée en 1997, c’est finalement le personnel qui avait 50 ans et plus qui pouvait partir à la retraite. Le gouvernement a utilisé les surplus de nos régimes de retraite pour payer les rentes de ces nouveaux retraités.
Il y a eu 33 000 départs à la retraite, dont beaucoup d’infirmières. Ça n’avait plus aucune commune mesure avec les besoins financiers du gouvernement ! Mais à partir du moment où la porte était ouverte, il était impossible de la refermer. Les infirmières venaient de vivre les relocalisations et subissaient les conséquences des compressions budgétaires. Elles en avaient plein leur casque ! Tous les moyens ont été bons pour partir. Ça a vidé les établissements d’un coup. Ce n’a pas été facile de les remplacer, car il n’y avait personne à embaucher ! Le gouvernement avait aussi fait des coupures budgétaires dans le secteur de l’éducation. Il avait diminué le nombre d’admissions dans les programmes de soins infirmiers dans les cégeps et les universités. Mille infirmières graduaient par année alors qu’il en aurait fallu 3000 pour répondre aux besoins de personnel.
L’impact a été catastrophique pour celles qui sont restées. Le fardeau des tâches est devenu de plus en plus lourd. Les infirmières se faisaient imposer de plus en plus d’heures supplémentaires obligatoires. Elles étaient forcées de rester au travail tant qu’elles n’étaient pas remplacées. Les infirmières disaient : « s’il n’y a personne pour prendre ma place, est-ce que je vais passer trois semaines à l’hôpital ? »
Tout cela est important, parce qu’il s’agit des prémices de la grève de 1999. Lorsque nous sommes arrivées à la table de négociations, en 1998, la colère grondait déjà depuis longtemps dans nos rangs. Parce que nous étions une profession traditionnellement féminine, on nous laissait dans des situations invivables qui n’auraient jamais été tolérées dans des corps de métiers masculins. Ce problème prend racine dans l’histoire de la profession. Jusque dans les années 1960, les établissements de santé appartenaient aux communautés religieuses. Comme notre travail a longtemps été effectué par des bonnes sœurs, l’idée que les infirmières avaient la vocation était très fortement ancrée. On les exploitait mieux comme ça. Les infirmières n’avaient pas besoin de bonnes conditions de travail, parce qu’elles avaient la vocation. J’ai toujours combattu cette idée : je suis une professionnelle, j’aime mon travail, mais je n’ai pas la vocation. Vocation, ça rime avec exploitation !
Martin Petitclerc : Lorsque la FIIQ entame la négociation de sa convention collective en 1998, l’enjeu principal était donc l’organisation du travail au sein du réseau de la santé. Quelles étaient les principales revendications de la fédération ?
Nos revendications touchaient principalement la reconnaissance des fardeaux des tâches et l’octroi des postes. L’aspect salarial n’était pas un élément central de nos demandes : il se retrouvait à la toute fin de notre liste de revendications. Notre priorité était la conversion des heures données aux infirmières TPO [temps partiel occasionnel] en postes à temps plein. Nos patrons préféraient fonctionner avec des employées sur appel, ce qui leur permettait de réduire le nombre d’infirmières lorsque les hôpitaux étaient moins achalandés. Le gouvernement croyait ainsi économiser sur les salaires.
Par contre, il n’y a pas eu de réflexion sur les conséquences de cette pratique. Les urgences se remplissaient souvent rapidement et, comme il y avait peu d’employées, le personnel était débordé. En plus, cette manière de procéder désavantageait les infirmières à temps plein. Les infirmières TPO géraient leur horaire. Elles pouvaient prendre les meilleurs quarts de travail et ne pas répondre au téléphone lorsqu’elles ne voulaient pas travailler. Celles qui avaient des postes à temps complet devaient travailler toutes les fins de semaine parce que, souvent, les infirmières TPO n’étaient pas disponibles. Pour résoudre ces problèmes, nous demandions de réduire le recours au TPO et de miser sur la création de postes à temps plein. Il y avait beaucoup d’infirmières qui travaillaient 40 heures semaines en TPO, alors pourquoi ne pas créer des postes à temps complet ? Nous voulions organiser le travail de manière plus équitable, et revaloriser les postes à temps plein.
MR : Comment les négociations se sont-elles déroulées ?
La FIIQ a exercé des moyens de pression au printemps 1998 pour tenter de faire bouger les choses. Elle a donné le mot d’ordre aux employées sur appel de donner un minimum de disponibilités. Leur contrat les obligeait à donner un minimum de deux jours de disponibilités par semaine. Nous leur avons recommandé de ne pas travailler plus que cela. Le syndicat compensait financièrement les journées de travail perdues. Le tout a été géré localement dans les hôpitaux. Les infirmières apportaient à leur local syndical la preuve qu’elles avaient refusé un quart de travail, et la FIIQ les dédommageait. Nous prélevions une cotisation spéciale à nos membres pour financer le tout. Nous avons appliqué ce moyen de pression durant une dizaine de jours.
Le 22 juin 1998, la FIIQ a été convoquée devant le Conseil des services essentiels. Pierre Marois, le président du Conseil à cette époque, nous a dit que notre action s’apparentait à une grève. Nous avions l’obligation de dispenser les services prévus. La FIIQ a obtempéré et a cessé d’utiliser ce moyen de pression. Nous étions au tout début des négociations. Nous avons jugé qu’il était encore trop tôt pour commencer à défier les ordonnances. Par contre, la FIIQ a profité de sa présence devant le Conseil des services essentiels pour brosser un tableau de la situation dans les hôpitaux. Pendant trois jours, nous avons parlé, chiffres à l’appui, des problèmes d’organisation du travail, de non-remplacements des infirmières qui quittaient le réseau, du temps supplémentaire obligatoire, de burn-out… la liste était longue !
Finalement, le Conseil ne s’est pas contenté de nous ordonner de rentrer au travail. Il a également ordonné à la partie patronale de négocier avec nous pour solutionner ces problèmes. L’ordonnance reprenait presque intégralement plusieurs de nos revendications. Les employeurs étaient réticents à l’idée de réformer l’organisation du travail dans les hôpitaux, mais ils étaient maintenant obligés de travailler en ce sens.
Suite à cette première étape, les négociations ont repris avec la partie patronale, mais elles n’avançaient pas du tout. Le gouvernement devait négocier avec plusieurs autres syndicats au même moment. S’il répondait favorablement à nos revendications, il savait qu’il serait obligé d’accorder les mêmes avantages aux autres groupes syndicaux. Aucun gouvernement ne fait de cadeau à un groupe syndical lorsque cela pourrait avoir des conséquences sur 300 000 autres employés !
De notre côté, nous avions beaucoup de pression, car la situation était intenable dans les hôpitaux. Nos membres étaient impatientes et les négociations étaient dans un cul-de-sac. Au mois de mars 1999, les membres ont donc voté en faveur d’une grève. Nous avons commencé par deux journées de grèves les 15 et 17 juin. Comme elles n’ont pas permis de faire débloquer les négociations, la FIIQ a déclenché la grève générale illimitée le 26 juin.
MP : Comment la grève s’est-elle organisée, dans un contexte où le Conseil des services essentiels restreignait considérablement le droit de grève des travailleurs et travailleuses de la santé ?
La FIIQ n’a jamais respecté les avis du Conseil des services essentiels. Si on les avait respectés, il n’y aurait pas eu de grève ni aucun moyen de pression. Selon les quotas du Conseil des services essentiels, il fallait maintenir 90% du personnel en temps de grève. Cette règle empêchait toutes actions dans des unités où il y avait seulement quelques infirmières. S’il y avait trois infirmières dans ton unité, qu’est-ce que tu pouvais faire ? 90% de trois infirmières ? Dans bien des situations, ça voulait dire que personne ne pouvait faire la grève.
Mais surtout, nous revendiquions depuis des années de combler le manque de personnel, et personne ne réagissait. Personne ne se préoccupait de savoir si nous étions débordées, ou s’il manquait d’infirmières sur le plancher. Et soudainement, parce qu’on entamait des moyens de pression, ça devenait une priorité ? Qu’ils mangent de la shnoutte !
Ce sont les infirmières qui connaissaient le mieux les réels besoins sur le plancher, donc elles ont géré elles-mêmes les services essentiels. Les infirmières avaient fonctionné comme cela dans les grèves précédentes. Nous avons repris la même stratégie en 1999. La FIIQ a adopté un grand principe : beaucoup d’unités de soins étaient fermées ou réduites à un service minimal, mais les urgences, les soins intensifs, les départements d’obstétrique n’étaient pas affectés par la grève. Comme nos membres étaient sur les lignes de piquetage devant les hôpitaux, s’il y avait des besoins urgents, elles étaient prêtes à aller en renfort. Si trois ambulances arrivaient, le mot se passait sur les lignes et certaines infirmières rentraient ! On rajoutait même du personnel ! La FIIQ n’a jamais respecté les ordonnances du Conseil des services essentiels, mais nous gérions le travail localement pour nous assurer que les besoins soient comblés.
Dans 95% des établissements, nos portes sont restées ouvertes tout au long de la grève. Il n’y a jamais eu de blocage pour empêcher qui que ce soit d’entrer dans les hôpitaux : ni les malades, ni les autres travailleurs, ni même nos membres. Je crois que ça a permis de rassurer l’opinion publique. Dès le début de la grève, je m’étais adressée à la population pour leur dire : « Je peux vous assurer que jamais votre vie ne sera en danger. Chaque fois que vous aurez besoin de services, notre porte sera ouverte ». Ça nous a permis d’avoir le soutien de la population jusqu’à la fin de la grève. Sur les lignes de piquetage, les gens s’arrêtaient avec des boîtes de beignes, des hot-dogs, des caisses de liqueurs pour nous encourager ! Je crois que ça a joué un rôle énorme dans le déroulement de la grève. Je suis convaincue que sans ce support, les sanctions auraient été encore plus drastiques.
MR : En déclenchant cette grève, la FIIQ s’exposait aux sanctions de la loi 160 (Loi assurant le maintien des services essentiels dans le secteur de la santé et des services sociaux). Cette loi avait déjà été appliquée lors de la grève des infirmières en 1989. Croyez-vous que le souvenir de l’expérience de 1989 a influencé la stratégie de la FIIQ en 1999 ?
Dès le départ, nous savions que notre grève était illégale, puisque nous ne respections pas la réglementation sur les services essentiels. Dès qu’on mettait le pied dehors, notre grève était considérée comme étant illégale. Mais nous étions prêtes à faire face à la loi 160, parce que nous l’avions déjà fait en 1989. J’étais vice-présidente de la FIIQ à la fin de cette grève. Nous avions alors développé toute une série de stratégies pour survivre aux sanctions de la loi 160. Ces sanctions impliquaient des pertes d’ancienneté et des amendes salées pour les grévistes. La loi prévoyait également des pénalités financières pour le syndicat. Le plus dur était le retrait des cotisations syndicales. Le retour au travail après la grève a été une période très difficile, mais nous en avons tiré de nombreuses leçons pour la grève de 1999. Nous avons mis en place des mécanismes pour pallier aux effets des sanctions de la loi 160 avant même d’aller en grève. Cela a permis de rassurer les militantes puisqu’on savait que l’on était capable de s’organiser.
En 1989, l’enjeu principal de la loi 160 était les pertes d’ancienneté. Les grévistes avaient perdu une année d’ancienneté par jour de grève. Mais celles qui assumaient des services essentiels n’avaient rien perdu. Celles qui avaient débrayé et perdu des années d’ancienneté étaient donc désavantagées lorsqu’elles postulaient à un poste. Le syndicat s’est rapidement organisé pour résoudre ce problème. Nous avons géré nous-mêmes l’octroi des postes en respectant l’ancienneté réelle de nos membres, sans prendre en compte les pénalités de la loi 160. On s’assurait que personne n’obtiendrait un poste au détriment d’une collègue gréviste. Ça s’est avéré très efficace en 1989, parce que le gouvernement a décidé en 1999 de ne pas appliquer les pertes d’ancienneté prévues dans la loi. Nous leur avions montré dix ans plus tôt que cette pénalité n’avait pas de sens. Les pertes d’ancienneté et nos moyens de pression avaient rendu les hôpitaux ingérables après la grève de 1989… Ce sont les syndicats qui ont fait le travail du bureau des ressources humaines dans tout le réseau durant plusieurs années ! En 1999, le gouvernement ne voulait pas revivre ça.
La FIIQ a également tiré des leçons de la grève de 1989 au sujet des pénalités financières prévues dans la loi 160. Les infirmières avaient perdu deux jours de salaires par jour de grève lors de ce conflit. Nous avions prélevé une cotisation spéciale aux membres qui n’avaient pas cessé de travailler, pour rembourser celles qui avaient perdu leurs revenus. Cela nous a permis de répartir les pénalités équitablement entre les membres. La FIIQ a pu dédommager les grévistes, mais l’opération nous a pris plusieurs mois. En 1999, nous avions prévu le coup. On a appliqué la même stratégie, mais dès la première journée de grève. Les syndicats locaux géraient les pénalités au jour le jour. Certains avaient même un fonds de roulement leur permettant de rembourser directement les infirmières. Ça nous a permis d’être beaucoup plus efficaces qu’en 1989.
Finalement, la loi 160 prévoyait le retrait des cotisations syndicales. Cette sanction pouvait faire très mal. Suite à la grève de 1989, le prélèvement automatique des cotisations a été interrompu pendant près de deux ans. Pour survire, la FIIQ a dû récolter les cotisations syndicales à la mitaine : les membres venaient nous payer directement par chèque. Comme nous savions que l’on subirait probablement les mêmes sanctions en 1999, nous avons rapidement créé un compte dans une caisse d’économie pour que les membres puissent payer leur cotisation à l’avance.
MP : En plus de la loi 160, le gouvernement de Lucien Bouchard a adopté la loi 72 (Loi concernant la prestation des services de soins infirmiers et des services pharmaceutiques) le 2 juillet 1999. La FIIQ a-t-elle été prise de court par l’adoption de cette seconde loi spéciale ?
Absolument ! La loi 160, c’était la partie facile. Personne n’avait prévu qu’une deuxième loi spéciale nous tomberait dessus. La loi 72 a été adoptée 8 jours après le déclenchement de la grève. Elle ordonnait aux infirmières de rentrer au travail dès le lendemain. En plus des amendes aux syndicats déjà prévues dans la loi 160, la loi 72 prévoyait la suspension des libérations syndicales pour 12 semaines par jour de grève. Toutes les infirmières qui étaient libérées pour s’impliquer dans des comités syndicaux, ou pour dispenser des services dans les syndicats locaux n’étaient plus rémunérées par l’employeur.
Pour atténuer l’effet de nous faire rentrer de force au travail, la loi décrétait plusieurs modifications à nos conditions de travail. Ces décrets rendaient permanentes les recommandations formulées par le Conseil des services essentiels en 1998. Ces réformes incluaient la conversion des heures de travail sur appel en postes permanents, ainsi que le mise en place d’un processus de plainte en cas de fardeau de tâches trop lourd. La grève a donc au moins permis de faire avancer certains aspects. Sur nos neuf grandes priorités, nous avions fait des gains sur sept points.
Sur le coup, le Conseil fédéral de la FIIQ n’a pas voulu retourner au travail. Nos membres ne voulaient pas davantage rentrer. Sauf que les négociations avec le gouvernement n’avançaient pas d’un pouce. La reine ne négocie pas avec ses sujets s’ils sont en grève illégale sur le trottoir ! Le 13 juillet, le syndicat a donc accepté une trêve de 48h pour négocier une convention collective. L’entente a été acceptée à 62% par notre Conseil fédéral. Nous avons recommandé le retour au travail.
Plusieurs de nos membres étaient insatisfaites de l’entente et ne voulaient pas mettre fin à la grève. Elles espéraient faire des gains au niveau salarial. Ce n’était pas l’aspect le plus important au départ, mais après 23 jours de grève, les membres avaient perdu beaucoup d’argent. Le salaire était devenu la principale priorité. Il était toutefois impossible de faire des gains sur le salarial à ce moment-là, puisque le gouvernement devait négocier dans les semaines suivantes avec d’autres groupes syndicaux. S’il nous donnait des augmentations salariales, il aurait dû donner les mêmes pour tout le monde, ce qu’il refusait catégoriquement. Rester dans la rue n’aurait rien changé. La FIIQ était en grève illégale depuis 23 jours, on accumulait des amendes, on perdait des salaires… Donc on a recommandé de rentrer au travail. S’il n’y avait pas eu ces lois spéciales, les infirmières auraient peut-être passé l’été dehors !
MR : Dans les dernières décennies, les gouvernements québécois, tous partis politiques confondus, ont eu recours de manière quasi systématique aux lois spéciales lorsque des grèves étaient déclenchées. Comment entrevoyez-vous l’avenir du mouvement syndical dans ce contexte ?
Le recours aux lois spéciales a eu un impact énorme sur la combativité du mouvement syndical. Si un groupe déclenche une grève demain matin, il peut être à peu près certain qu’il fera l’objet d’une loi spéciale. C’est la voie de la facilité pour un gouvernement. Il n’a plus besoin de négocier. Il applique une loi spéciale, puis « bang ! », il impose ce qu’il veut. Il y a toujours la possibilité de contester la constitutionnalité des lois spéciales devant les tribunaux. Les délais sont toutefois tellement longs qu’on ne peut pas vraiment compter là-dessus pour se défendre. Par exemple, la FIIQ a contesté la loi 72 après la grève de 1999. Il a fallu plus de 8 ans pour que l’affaire soit réglée devant la Cour supérieure. On le fait par principe, mais personne n’attend vraiment de résultats de ces contestations juridiques. Dans ce contexte, il y a un énorme déséquilibre dans le rapport de force. L’exercice de la négociation est complètement faussé. Les syndicats n’osent plus déclencher de grève. En 1999, la FIIQ l’a fait parce qu’il y avait des enjeux d’organisation du travail qui devaient être réglés de toute urgence. Mais personne n’aurait été en grève juste pour le salaire avec les menaces des lois spéciales.
Je crois toutefois que le problème va au-delà des lois spéciales. Je crois que l’individualisme prend de plus en plus de place dans nos sociétés. L’individualisme est promu par l’État, qui favorise constamment les droits individuels au détriment des droits collectifs. L’impact de cette tendance se fait sentir jusque dans nos organisations : les membres sont convaincus qu’ils n’ont plus besoin des syndicats. Les gens croient qu’ils sont capables de faire leur chemin par eux-mêmes, sans se préoccuper du voisin. Ils oublient que c’est à notre porte qu’ils viennent cogner, dès qu’il a un problème avec leur congé de maladie ou qu’un poste leur est refusé !
Si un changement majeur devait se produire, il ne passera pas nécessairement par la voie des négociations traditionnelles. Il nécessitera une implication plus large que le seul monde syndical. Quand on parle de lutte à la pauvreté, par exemple, il y a des grands objectifs à atteindre qui nécessitent une action concertée avec la société civile, les groupes communautaires, les OSBL, les syndicats… J’ai l’impression que le changement viendra de ce type de coalition plutôt que de la négociation syndicale.