Entretien avec Diane Lavallée au sujet de la grève des infirmières (1989)

Troisième entrevue du Dossier spécial : Vieillesse, santé, et travail des femmes

Diane Lavallée est une militante syndicaliste et féministe. Après avoir présidé la Fédération québécoise des infirmières et infirmiers (FQII), Mme Lavallée a fondé en 1987 la Fédération des infirmières et des infirmiers du Québec (FIIQ). Elle y a occupé la présidence jusqu’en 1993. Mme Lavallée a également été présidente du Conseil du statut de la femme de 1999 à 2006. Répondant aux cris du cœur des travailleuses et travailleurs du réseau de la santé dans le contexte de la pandémie, elle s’est portée volontaire pour être préposée aux bénéficiaires en accord « avec cette fibre soignante qui a marqué son premier choix de carrière ». Elle est, depuis le 4 mai 2020, chef d’unité d’un Centre d’hébergement pour personnes âgées de la région de Québec. Dans cet entretien accordé en 2013 à Martin Petitclerc et Martin Robert, elle partage son expérience lors de la grève de la FIIQ, déclenchée le 5 septembre 1989.

Cet entretien a été réalisé dans le cadre d’une recherche sur l’histoire des lois spéciales au Québec menée en collaboration avec le Service aux collectivités de l’UQAM. Sandrine Labelle a adapté et rédigé cette version abrégée de l’entrevue.

Martin Petitclerc : En 1987, vous avez travaillé à la fondation de la FIIQ, afin de réunir au sein d’un même syndicat l’ensemble des infirmiers et infirmières du Québec. Qu’est-ce qui a motivé cette initiative ?

Diane Lavallée : Lorsque je me suis impliquée au niveau syndical, je n’ai jamais compris pourquoi les infirmières étaient divisées en trois fédérations. En plus de la FQII, il y avait la fédération des SPIIQ, et la Fédération des syndicats des infirmières unies. Les infirmières ont souvent tenté de négocier en front commun, mais comme elles étaient chacune dans leurs structures syndicales, elles étaient des adversaires et se maraudaient entre elles. C’était très difficile de s’entendre sur des enjeux et des moyens de pression communs, parce que tout le monde cherchait à tirer la couverte de son côté pour montrer un plus grand militantisme, dans le but d’aller ensuite marauder les infirmières des autres fédérations. Ce qui permettait au gouvernement de jouer sur les rivalités. Diviser pour mieux régner !

Je trouvais ça absurde! Les membres des trois fédérations avaient le même employeur, travaillaient dans les mêmes hôpitaux, revendiquaient toutes de meilleures conditions de travail… et leurs syndicats étaient incapables s’entendre ? Après la négociation de 1986, j’ai donc contacté les deux autres présidentes pour travailler à l’unification des forces infirmières au Québec. Je leur ai proposé de mettre en commun les trois fédérations. Le projet a été un succès. En neuf mois, les structures de la nouvelle fédération étaient établies, et des comités de travail dans tous les secteurs d’activité avaient été mis sur pied. C’était une première : avec 37 000 infirmières réunies sous une même bannière, la FIIQ devenait la plus grosse organisation syndicale de femmes en Amérique du Nord.

Je me suis présentée à la présidence. Je me suis retrouvée à la tête d’une jeune organisation, sans expérience et sans fonds de grève. La FIIQ n’avait rien, excepté notre courage, notre détermination, puis notre volonté d’aller chercher de meilleures conditions de travail pour les infirmières.

Martin Robert : Au printemps 1989, la FIIQ entame des négociations avec le gouvernement du Québec en vue du renouvellement de la convention collective des infirmiers et infirmières du Québec. Comment ces négociations se sont-elles déroulées ?

DL : C’était la première négociation des infirmières unies sous une même bannière. Vous comprendrez que les attentes étaient grandes, et à juste titre ! Notre objectif était de faire reconnaître notre profession, de lui redonner ses lettres de noblesse. Ça passait beaucoup par une rémunération à la hauteur des responsabilités du métier. Nous sommes des professionnelles, et ce n’est pas parce que nous sommes des femmes qu’il faut être sous-payées !

En avril 1989, la FIIQ a donné le mot d’ordre d’arrêter de faire des heures supplémentaires. Pour nous, ce moyen de pression était tout à fait légal. Le mot d’ordre était : tenez-vous-en à vos conditions de travail. Beaucoup d’infirmières avaient des emplois précaires, à trois jours par semaine. Elles étaient sur la liste d’appel pour les deux autres journées. C’était absurde. La FIIQ demandait de stabiliser les emplois pour faire reconnaître plus de postes à temps complet. Nous nous sommes donc concertées pour dénoncer les problèmes de gestion de personnel. Nous avons dit à nos membres : « Le réseau fonctionne avec des employées à trois jours semaine ? On ne vous offre pas un poste à temps plein ? Respectez votre contrat de travail, puis arrêtez de faire des heures supplémentaires ! » Ce mot d’ordre a entraîné la fermeture de 1800 lits. Le Conseil des services essentiels a téléphoné au syndicat : « les infirmières devaient retourner au travail parce que leurs actions perturbaient le réseau de la santé ». Ça vous donne une idée à quel point le réseau fonctionnait avec du personnel précaire !

Suite à ce moyen de pression, la FIIQ et le gouvernement se sont entendus en juin sur une première entente de principe. L’entente répondait d’une façon satisfaisante à nos revendications. Elle était plus avantageuse que toutes les ententes signées avec les infirmières dans le passé. La fusion des organisations avait permis d’établir un rapport de force efficace. Cependant, l’entente est peut-être arrivée trop rapidement. Il y avait d’énormes attentes chez les infirmières puisque c’était notre première négociation. Je crois que les membres n’ont pas eu assez de temps pour cheminer et réaliser que l’entente proposée était valable.

Les instances de négociation ont d’abord accepté l’entente de principe. Cette dernière devait ensuite être approuvée par les membres. Lors de la première assemblée générale, les infirmières de la Cité de la santé de Laval ont rejeté l’entente de principe. La même chose s’est produite à l’Hôpital Sacré-Cœur, en présence des médias. C’était parti ! Seulement 10% des infirmières au Québec avaient voté et les médias annonçaient déjà que les infirmières rejetaient l’entente de principe. Par la suite, les membres convoqués en assemblée générale se faisaient dire que l’entente serait rejetée, qu’elles méritaient mieux… Il y a eu un effet d’entraînement. Je crois que c’est une des causes qui expliquent le rejet massif de l’entente.

La question du 4% d’augmentation de salaire a été le principal déclencheur du mouvement de rejet. Les infirmières voulaient davantage que cette augmentation proposée par le gouvernement. Notre nouveau rapport de force créait une frénésie et la population nous appuyait massivement… La mobilisation était très grande ! Les infirmières avaient l’impression que, sans grève, la FIIQ n’avait pas tout fait pour obtenir plus. Malgré tout, je pense que les infirmières ont sous-estimé la fermeté de la volonté du gouvernement de ne pas dépasser le 4%. À un certain point, le rapport de force atteint ses limites. Il faut être capable de s’en rendre compte. Mais ce n’est pas toujours facile dans une mobilisation : on se sent parfois plus puissants que ce qu’on est réellement.

Le rejet de l’entente par les membres a pris tout le monde par surprise. C’était la première fois, dans l’histoire des négociations des secteurs publics et parapublics, qu’une entente acceptée par l’instance de négociation était rejetée massivement par l’assemblée générale. Ça démontre à quel point la FIIQ était une organisation démocratique : les membres avaient toujours le dernier mot. Que ce soit la fille du Grand Nord, de la Baie-James, de Kuujjuaq ou du centre-ville de Montréal, tout le monde avait son mot à dire. C’est tout à l’honneur de la fédération.

Par contre, il y avait pour la FIIQ une grande côte à remonter. Pour se rasseoir à une table de négociation, il faut que ton vis-à-vis puisse te faire confiance. Les négociateurs disaient : « On va recommencer combien de fois ? » N’oublions pas qu’il s’agissait d’une petite organisation, sans trop d’expérience, qui négociait pour la première fois. Deux vice-présidentes et la moitié des membres du comité de négociation ont alors démissionné. La FIIQ était au bord de l’éclatement. L’aventure aurait pu mal se terminer si on n’avait pas réussi à resserrer les rangs.

L’exécutif n’avait pas le choix de respecter la décision des membres qui avaient rejeté l’entente. Il fallait donc continuer et accentuer le rapport de force. Deuxième étape : aller chercher un vote de grève et l’appliquer. On avait tiré le maximum du rapport de force amorcé par l’arrêt du travail supplémentaire. Si ce n’était pas assez, il fallait accentuer la pression et déclencher massivement la grève. Les membres de l’exécutif sont parties rencontrer les infirmières un peu partout au Québec. Lorsqu’elles sont revenues au mois d’août, on avait notre vote de grève en poche.

MR : Durant cette grève, la loi spéciale 160 (Loi assurant le maintien des services essentiels dans le secteur de la santé et des services sociaux) est appliquée pour la première fois. Comment la grève s’est-elle organisée, dans le contexte de l’application de cette loi ?

DL : La grève a été déclenchée le 5 septembre, et a duré sept jours. Les sanctions prévues par la loi 160 ont été appliquées à partir de la deuxième journée. À partir de ce moment, les grévistes perdaient une année d’ancienneté et deux jours de salaire par jour de grève. La FIIQ se voyait quant à elle retirer la formule Rand, c’est-à-dire la cotisation à la source perçue par l’employeur et versée dans les comptes de l’organisation. Le syndicat perdait trois mois de cotisations par jour de grève. Les sanctions touchaient donc tous les paliers de l’organisation : les individus, les leaders syndicaux, et la fédération. La FIIQ n’avait pas de fonds de grève, l’argent ne rentrerait plus dans les coffres, et les amendes se multipliaient. C’était le bordel ! Pour ne rien arranger, les négociations étaient interrompues depuis le déclenchement de la grève. Le gouvernement refusait de négocier avec un syndicat en grève illégale. Il y avait donc une pression énorme sur nos épaules. En l’absence de négociations, nous étions loin d’une entente ! Pendant ce temps, la grève se poursuivait et les sanctions s’accumulaient. Il fallait trouver un moyen de s’en sortir élégamment.

Considérant l’ampleur de la mobilisation, l’exécutif n’aurait jamais pu convaincre les infirmières de mettre fin à la grève, sauf pour un laps de temps limité. Pour cette raison, nous avons eu l’idée de recommander une trêve de 24 heures. Par cet arrêt temporaire de la grève, le syndicat créait un espace : 24 heures pour régler. Le gouvernement n’avait plus de raison de refuser de négocier, puisque la FIIQ n’était plus en grève. La partie patronale était donc forcée de s’asseoir à la table de négociation. Durant les discussions, j’ai expliqué au gouvernement que je n’avais plus de contrôle sur les membres. Le jour où elles repartaient en grève, personne n’aurait pu les arrêter. Ce n’était pas un bluff, et tout le monde autour de la table savait que c’était vrai. Ça a permis les pourparlers, puis le règlement de la convention collective. Après sept jours de grève, elle a été entérinée par les membres. L’entente de principe a permis quelques nouveaux gains, mais était tout de même très semblable à celle proposée en juin. Suite à cette entente, il restait un enjeu à négocier : les sanctions prévues par la loi 160. Ce n’était pas fini !

Notre délégation ne voulait pas accepter une entente si elle ne prévoyait pas l’annulation des sanctions de la loi 160. Le comité de négociation a amené cette revendication au gouvernement. Il n’y a pas eu beaucoup de négociations : c’était non. Le gouvernement ne signerait pas une entente faisant tomber les pénalités. Il savait que le même automne, il entamerait des négociations avec un front commun du secteur public. Il ne pouvait tout de même pas leur dire : « faites la grève, on lèvera les sanctions des lois spéciales lorsqu’on réglera le conflit ! » C’était impossible. Nous n’avions pas le rapport de force nécessaire pour infirmer cette décision. Que pouvions-nous faire de plus ? Retourner dans la rue, pendant que les pénalités s’accumulaient ? Il n’y avait pas de possibilité de faire lever les sanctions.

MP: Les sanctions prévues par la loi 160 ont donc été appliquées. Quels effets ont-elles eus sur la FIIQ?

DL : C’était le test de la solidité pour notre organisation, qui était jeune et vulnérable. Les lois spéciales sont conçues pour déstabiliser tout le mouvement syndical, de la tête à ses membres. Malgré tout, les infirmières ont fait preuve de détermination et le syndicat a réussi à s’en sortir. Après une grève essoufflante, nos équipes locales étaient encore mobilisées pour mener une deuxième lutte : celle de la solidarité. C’est tout à l’honneur des militantes syndicales et des infirmières.

Les pertes d’ancienneté posaient un immense défi, parce qu’elles créaient beaucoup de tensions entre nous. Même si l’ensemble des infirmières s’étaient prononcées pour la grève, certaines d’entre elles continuaient à travailler puisqu’elles assumaient les services essentiels. Pendant ce temps, leurs collègues sur les lignes de piquetages perdaient une année d’ancienneté par jour de grève. Vous comprendrez que tu obtiens ton poste par ancienneté lorsque tu es infirmière. Quand ça fait huit ans que tu travailles de nuit et que tu auras bientôt ton poste de jour, ça va mal à la shop lorsqu’on te retranche cinq ans d’ancienneté et que ta collègue obtient ton poste ! Ça créait beaucoup de divisions entre les membres, même à l’intérieur des rangs. Les sanctions étaient très bien pensées dans la loi.

Tout le monde s’est mobilisé pour contrer ces effets pervers. Les gens disaient : « on a gagné des conditions de travail améliorées collectivement, on ne commencera pas à s’entre-déchirer entre nous. Au contraire, restons solidaires jusqu’au bout. » Les membres ont donc signé des

engagements moraux dans lesquels elles s’engageaient à refuser tout changement de poste si l’ancienneté syndicale n’était pas respectée. Sur les 37 000 infirmières du Québec, pas une seule n’a bénéficié de l’application de la loi 160 pour se faufiler, et obtenir un poste au détriment de sa collègue gréviste. En plus, grâce à une cotisation spéciale, le syndicat a pu rembourser l’équivalent de soixante-dix dollars par jour à celles qui ont fait la grève. Nous avons même réparti les amendes entre nous. La loi 160 a voulu nous diviser, mais elle n’a pas réussi !

Le retrait de la formule Rand posait également un énorme défi pour la fédération. Au total, nous avions perdu 21 mois de cotisations syndicales. C’était beaucoup d’argent ! Ce type de sanction peut facilement faire mourir une organisation syndicale. En réaction, les infirmières ont fait parvenir des chèques à leur syndicat. Elles donnaient volontairement les cotisations qui auraient dû être retenues sur leur paye. Toutefois, comme la perception automatique des cotisations était suspendue, celles qui considéraient que le syndicat ne valait pas la peine étaient libres de ne rien donner. Malgré tout, l’organisation a récupéré presque toutes les cotisations. Il n’y avait donc pas du tout de démobilisation, au contraire ! Après la grève, les infirmières venaient par elles-mêmes payer leur cotisation syndicale malgré les sanctions de la loi 160.

Grâce aux différents gestes de solidarité mis en place, les infirmières ont donc su atténuer, voire même contrer, chacun des effets pervers de la loi 160. J’en suis très fière. Ça a été le plus grand tour de force de la FIIQ à ses débuts.

MR : Certaines des sanctions visaient directement les leaders syndicaux. Avez-vous subi, en tant que présidente de la FIIQ, des répercussions de la grève ?

DL : Lorsque nous avons entamé l’arrêt des heures supplémentaires, le Conseil des services essentiels m’a ordonné, en tant que présidente, de lever le mot d’ordre. J’ai refusé, et j’ai été poursuivie pour outrage au tribunal. J’étais passible d’emprisonnement. Je me disais que c’était une possibilité, mais je n’y croyais pas vraiment. Je ne suis quand même pas une criminelle ! Finalement, le gouvernement n’est pas allé jusque-là. Il ne voulait pas faire de moi une martyre. Je n’ai même pas eu à me présenter en cour, puisque les avocats m’ont représentée. Il y aurait eu tout un mouvement d’appui si c’était arrivé. Il y aurait eu des milliers et des milliers de femmes en blanc de partout au Québec qui m’auraient accompagnée au Palais de justice.

Sur le plan personnel, ce n’est jamais très facile. J’ai reçu des menaces de mort. J’ai dû recourir à la protection de gardiens de sécurité, à mon bureau et devant chez moi. Éventuellement, j’ai dû quitter ma maison parce qu’il était trop dangereux d’y vivre. Je ne pouvais plus aller sur les lignes de piquetage, parce que c’était risqué de me présenter devant le public. Les pressions, les menaces de mort s’accentuaient. Vous ne pouvez pas imaginer ! Il ne faut pas oublier que les leaders subissent les conséquences de toute cette pression jusque dans leur vie personnelle.

MP : J’aimerais vous entendre sur la question du féminisme. L’analyse féministe a-t-elle joué un rôle dans la mobilisation des infirmières ?

DL : La fédération a toujours eu une orientation féministe. 90% de membres qu’elle représente sont des femmes. L’une des premières positions politiques, adoptée en 1987, était en faveur du droit à l’avortement au Québec. La FIIQ avait aussi pris position en faveur de la reconnaissance des sages-femmes. Nous étions également membres de la Fédération des femmes du Québec.

Cela dit, toutes les infirmières ne sont pas des militantes féministes. Le moteur de la mobilisation était surtout la volonté d’améliorer nos conditions de travail et de redonner ses lettres de noblesse à la profession. Le but premier était d’améliorer notre sort. Par contre, lorsque l’on réclamait une meilleure rémunération, l’analyse féministe était toujours en filigrane. Lorsque les infirmières se comparaient avec d’autres professions à exigences, compétences et formations équivalentes, elles constataient que leur rémunération était inférieure. Nous savions que c’était lié au fait que notre profession était traditionnellement féminine. Prendre soin, comme éduquer d’ailleurs, a toujours été vu comme une extension du rôle maternel. C’est un travail qui a longtemps été accompli par des religieuses. Dans l’imaginaire collectif, il s’agissait d’une vocation. Les femmes effectuaient ce travail par amour du métier. Nous disions : « on ne paye pas notre loyer avec l’amour du métier ! » Il nous faut de l’argent pour vivre. Les infirmières donnent un travail de qualité et ont une formation professionnelle de haut niveau : ça se paye !

MR : L’histoire des cinquante dernières années semble indiquer que les gouvernements ne renonceront pas à l’application des lois spéciales. Comment entrevoyez-vous l’avenir des luttes syndicales dans ce contexte ? Croyez-vous que la contestation juridique pourrait être une piste de solution ?

DL : Les lois spéciales sont très dissuasives. Aucun leader syndical n’élabore une stratégie de négociation sans avoir conscience de l’existence de ces lois et du risque qu’elles impliquent. Tout le monde se questionne : « est-ce raisonnable d’aller en grève, avec les conséquences d’une loi aussi matraque ? » Sans même qu’une loi spéciale ne soit appliquée, la seule menace est dissuasive, et empêche l’exercice de la négociation. Il n’est même plus possible d’arrêter de faire des heures supplémentaires. S’il s’agit d’une action concertée, c’est apparenté à une grève. On ne peut plus faire grand-chose ! Décréter les conditions de travail, décréter… où est notre rapport de force ?

Il s’agit d’un énorme affaiblissement du mouvement, qui a des effets pervers sur la perception du syndicalisme. Les gens ont raison de se questionner : « Si le syndicat n’a plus de rapport de force, à quoi sert-il ? Pourquoi payer toutes ces cotisations ? Je ferais peut-être mieux de négocier mes conditions de travail moi-même ! J’aurais peut-être plus de succès que dans le cadre d’une organisation impuissante ! » Avec tous ces effets combinés, je pense que nous traversons une époque où le syndicalisme et les mouvements de masse sont assez neutralisés.

Malgré tout, en 1999, les infirmières ont déclenché une autre grève illégale. Elle a duré un mois. Historiquement les lois spéciales ne les ont pas freinées. Les infirmières sont les seules à avoir été au bout de leur rapport de force, et à avoir défié les lois spéciales. La CSN, la FTQ, et la CSQ, ne se sont jamais rendues là. Certains crient fort dans bien des centrales, mais ce sont les infirmières qui vont au front, et ce sont elles qui ont écopé. Mais il n’y a plus de grèves depuis 1999. Les infirmières l’ont vécu une fois, puis deux fois, elles s’en souviennent. Elles savent que si elles font grève, elles vont subir les conséquences désastreuses d’une loi spéciale.

Pour ce qui est de la contestation juridique des lois spéciales, je crois qu’il s’agit d’une piste essentielle. Les droits collectifs et individuels sont fondamentaux dans notre société. Il faut se défendre lorsque ces droits sont menacés. Mais les contestations juridiques ont leurs limites : le gouvernement s’en fout, puisque lorsqu’il y a une décision, il n’est déjà plus au pouvoir. Le juridique intervient après coup, après l’application. Idéalement, il faudrait que le gouvernement n’applique pas de lois spéciales. C’est un enjeu politique : les pressions politiques demeurent donc le principal moyen de changer les choses. Il nous faut des mobilisations, et une plus grande concertation entre les mouvements progressistes. J’aimerais voir un rapprochement entre les centrales syndicales, mais également entre les groupes sociaux qui souhaitent défendre la liberté d’expression et de négociation. Les jeunes ont réveillé la société québécoise lors de la grève étudiante de 2012. C’était rafraîchissant de voir des milliers de personnes sortir spontanément dans la rue tous les soirs. La mobilisation des jeunes a dû faire l’envie de tous les syndicats ! Les mobilisations, j’y crois beaucoup encore !