Entretien avec Louise Lainesse et Camille Robert, lauréates de la Bourse Vanier

Cet automne, l’équipe de Centre d’histoire des régulations sociales (CHRS) apprenait avec grande fierté que trois de ses étudiantes membres obtenaient la prestigieuse Bourse d’études supérieures du Canada Vanier. Ces bourses s’élèvent à 50 000 $ par année durant trois ans pendant les études de doctorat. Les lauréates, Louise Lainesse (Université de Montréal), Camille Robert (UQAM) et Caroline Trottier-Gascon (Concordia)1 se sont hautement distinguées par leurs compétences en leadership, leur potentiel de recherche et l’excellence de leur dossier universitaire. Nous présentons ici le portrait de deux d’entre elles.

Nous leur avons d’abord demandé de revenir sur leur parcours universitaire et leurs principaux engagements sociaux. Elles discutent ensuite des éléments phares de leur projet de thèse et des interrogations motivant leur recherche.

Propos recueillis par Véronika Brandl-Mouton

Véronika Brandl-Mouton : Parlez-nous de votre parcours académique et professionnel, avant de commencer des études doctorales.

Louise Lainesse : De 2010 à 2013, j’ai fait un baccalauréat intégré en sciences historiques et études patrimoniales (BISHEP) à l’Université Laval où j’ai été amenée à étudier plusieurs disciplines qui constituent le département des sciences historiques. J’ai choisi les concentrations histoire, muséologie et ethnologie afin d’étudier la société québécoise, notamment par le biais de sa culture matérielle et immatérielle. Cette formation pluridisciplinaire m’a permis d’acquérir les outils méthodologiques, les concepts et les langages propres aux disciplines constituant le département des sciences historiques. À la suite de mes études au premier cycle, j’ai été deux ans sur le marché du travail à titre de gestionnaire du Village des Défricheurs, un village d’antan situé à Saint-Prosper de Dorchester, près de Saint-Georges de Beauce. Ce fut une expérience très enrichissante avec son lot de défis, puisque je devais coordonner l’ensemble des activités de l’OBNL, dont les ressources humaines, le financement, le marketing et la programmation touristique.

En 2015, je suis retournée sur les bancs d’école afin d’entamer une maîtrise en histoire à l’Université Laval sous la supervision d’Alain Laberge. Désirant d’abord étudier le cas des veuves de la guerre de la Conquête, j’ai finalement opté pour celui des « presque veuves » de la Conquête (1754-1760). Mon mémoire porte sur les stratégies de survie de ces femmes dont l’époux a été porté disparu, fait prisonnier par les Britanniques puis envoyé dans les prisons d’Angleterre, ou dont la mort n’a pas été officiellement recensée sur le champ de bataille. L’analyse des réseaux de sociabilité et des influences de la société patriarcale quant aux possibilités s’offrant aux presque veuves a été centrale à ma recherche. Je répondais ainsi à un angle mort de l’historiographie sur la Conquête et plus largement à l’histoire des femmes au 18e siècle. Ces travaux ont été partagés avec le public lors de conférences dans diverses sociétés historiques.

Mon parcours aux cycles supérieurs a aussi été enrichi par plusieurs implications académiques et communautaires. Une des plus marquantes fut ma participation à l’équipe de l’émission de radio étudiante 3600 secondes d’histoire, non seulement car j’ai pu mettre à profit plusieurs savoirs historiques, mais surtout puisque je contribuais à la vulgarisation de l’histoire. Ce désir de vulgarisation s’est d’ailleurs manifesté durant mes études au baccalauréat alors que j’étais guide pour divers organismes, dont le Lieu historique national du Chantier A.C. Davie à Lévis, le Lieu historique des Forts-de-Lévis géré par Parcs Canada et le Vieux-Lévis à la chandelle.

Camille Robert : Après avoir complété un baccalauréat en histoire, je me suis inscrite à la maîtrise en ne sachant pas sur quel sujet je souhaitais travailler. Je suis tombée par hasard sur l’ouvrage de Louise Toupin (politologue et chercheuse) portant sur le mouvement international du salaire au travail ménager, actif durant les années 1970. Au terme de cette lecture, je restais sur ma faim, avec deux questions : pourquoi le mouvement du salaire au travail ménager n’avait-il pas eu plus d’influence au Québec, malgré le potentiel de cette revendication pour de nombreuses femmes  et pourquoi, aujourd’hui, la distribution du travail ménager dans la sphère domestique n’était plus un enjeu politisé par les mouvements féministes? J’ai été accompagnée par ces deux questions, ancrées dans le passé et dans le présent, tout au long de mes recherches. J’ai donc rédigé un mémoire portant sur les discours et les mobilisations des féministes québécoises pour la reconnaissance du travail ménager entre 1968 et 1985, à travers trois avenues : la socialisation, le salaire et les réformes gouvernementales.

À l’automne 2017, mon mémoire a été publié sous forme de livre aux Éditions Somme toute et j’ai eu la chance de donner plusieurs ateliers et conférences pour en discuter avec différents publics : des étudiant·es au cégep ou à l’université, des syndiqué·es, des fonctionnaires, des membres d’organismes communautaires, des retraité·es, etc. Ensuite, comme je ne savais pas si je souhaitais poursuivre au doctorat ou non, j’ai pris une année pour y réfléchir, durant laquelle j’ai suivi des cours de pédagogie et travaillé sur différents projets. J’ai entamé la codirection d’un ouvrage collectif sur le travail invisible des femmes, qui a été publié à l’automne dernier aux Éditions du remue-ménage. J’ai aussi fait de la radio, je me suis impliquée dans HistoireEngagée.ca et dans la revue À Bâbord!, et j’ai réalisé quelques contrats de recherche, notamment avec Louise Bienvenue pour le projet Mémoires de Boscoville et avec le Centre d’histoire et d’archives du travail.

VBM : Pouvez-vous nous partager les lignes directrices de votre projet de thèse? D’où provient votre intérêt envers cette recherche?

LL : Depuis janvier 2019, j’ai entamé mon doctorat à l’Université de Montréal sous la direction d’Ollivier Hubert, chercheur au CHRS. Mon projet de thèse portera sur la mort et les rites funéraires dans le Québec préindustriel, entre 1720 et 1887. La périodisation peut être sujette à changement, toutefois j’aimerais garder un pied dans la Nouvelle-France, puisque c’est une période qui me passionne et lors de laquelle survient la Conquête. Le conflit colonial entre la Grande-Bretagne et la France aurait potentiellement un impact sur les pratiques religieuses. Le choix de 1887 s’impose, puisque c’est l’année de mise en place du Conseil d’hygiène de la Province de Québec. Suite à sa création, plusieurs règles encadrant les rites funéraires sont adoptées et on note une professionnalisation des métiers reliés à la mort. Parmi les questionnements qui guideront ma recherche, celui de l’altérité est central. Mon principal groupe d’étude est celui des catholiques, mais j’aimerais étudier l’intégration des protestants ou des juifs venus dans la colonie après la Conquête. Comment cette intégration a-t-elle été négociée dans la société, sachant par exemple qu’il n’y avait pas de cimetières protestants ou juifs à l’époque? Cette interrogation n’est pas sans rappeler les débats des dernières années entourant la création d’un cimetière musulman en banlieue de la ville de Québec.

Je me questionne aussi sur la manifestation des rites funéraires en fonction de l’identité du défunt et selon son statut social, puisque ceux-ci nous permettent de mieux saisir l’organisation des communautés. J’aimerais que mes recherches laissent une place à l’imaginaire de la mort, à une époque où, par exemple, la mortalité infantile est importante et l’espérance de vie réduite.Les gens étaient forcément en contact avec la mort plus régulièrement qu’aujourd’hui. Le deuil était partagé en famille et en communauté, et les veillées funèbres se faisaient dans les maisons.

Par ailleurs, bien que la mort, les rites funéraires et le deuil soient des sujets généralement tabous dans notre société qui ne sont que très peu traités dans l’historiographie québécoise, je perçois depuis quelques années un intérêt collectif grandissant à leur égard afin de briser ce malaise que nous avons face à la mort. Cette ouverture, même si elle est encore timide, nous amène à nous questionner sur notre conception de la mort et ses pratiques. Quelques exemples de cette ouverture me viennent à l’esprit, tels que le débat sur l’aide médicale à mourir ou encore le premier Salon de la mort qui s’est tenu à Montréal en novembre 2018. De plus, mon expérience personnelle comme bénévole dans un Centre de soins palliatifs m’a permis de voir les effets bénéfiques de libérer la parole sur le sujet. Il faut cesser de « balayer ce sujet sous le tapis » et l’étudier avec rigueur et humanité. Il y a au final beaucoup plus de vie que l’on pourrait le croire dans la mort!

CR : Mon projet se situe dans les années 1980, une période pendant laquelle les femmes investissent massivement le marché de l’emploi, notamment dans les secteurs de l’éducation et de la santé. Je souhaite comprendre comment se sont manifestés les conflits liés au travail de reproduction sociale dans le contexte du tournant néolibéral de l’État québécois, à travers l’étude de trois grèves dans les secteurs de l’éducation (1982-1983) et de la santé (1986, 1989). Mon projet de thèse se situe au croisement de trois champs de recherche, soit ceux de l’histoire de l’État et des services publics, de l’histoire syndicale et de la théorie du travail de reproduction sociale. Cette dernière constitue un cadre d’analyse pour comprendre comment plusieurs institutions (État, marché, famille, entreprises de services) interagissent et distribuent le travail (d’éducation, de soin, de transmission des valeurs et de construction des identités collectives) de façon à ce que les populations soient reproduites, tant biologiquement que socialement.

Dans le contexte du tournant néolibéral des années 1980, on assiste à un nouveau mode de prise en charge de ce travail de reproduction sociale avec le démantèlement de l’État providence, impliquant notamment des compressions budgétaires importantes, l’introduction de critères de performance et de méthodes de gestion inspirés du privé dans les services publics, une augmentation de la charge de travail dans ce secteur et une « responsabilisation » des individus à mesure que le gouvernement se retire de plusieurs champs d’intervention. Cette transition, loin de se limiter au Québec, est observable dans plusieurs pays occidentaux, notamment les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France. Si ces transformations ont des répercussions importantes sur les populations, elles perturbent également les milieux de travail que sont les services publics et parapublics, et particulièrement les secteurs de l’éducation et de la santé, qui sont le théâtre d’importants affrontements dans les années 1980. Les grèves, comme événements historiques, sont révélatrices de tensions qui, en temps normal, existent de manière latente dans les structures sociales.

Ce projet me permettra de mobiliser les cadres de la reproduction sociale et de l’éthique du care pour analyser des conflits de travail dans le secteur public québécois, qui ont peu été observés à travers le prisme du genre. Des liens seront ainsi établis entre les milieux de l’éducation et de la santé, alors qu’ils ont généralement été étudiés à travers des champs de recherche séparés. Mes travaux permettront de mieux saisir les conflits au cœur de la transition à la gouvernance néolibérale qui structure encore largement l’imaginaire politique actuel. Loin de constituer un changement historique « inévitable », le néolibéralisme est le résultat de choix politiques, économiques et sociaux qui ont bouleversé les rapports entre l’État, le travail et les populations. Cette recherche se révèle particulièrement nécessaire alors que, durant les dernières années, des mobilisations importantes (Coalition main rouge, Je protège mon école publique, Infirmières en mouvement, etc.) ont été menées dans les milieux de l’éducation et de la santé.

Louise Lainesse est candidate au doctorat à l’Université de Montréal sous la supervision d’Ollivier Hubert, chercheur régulier au CHRS. Son projet de thèse étudiera la mort dans le Québec préindustriel entre 1720 et 1887.

Camille Robert est candidate au doctorat à l’Université du Québec à Montréal. Son projet de thèse « Femmes en grève : tournant néolibéral et travail de reproduction sociale dans le secteur public québécois (1980-1990) » est dirigé par Martin Petitclerc, directeur du CHRS et co-dirigé par Magda Fahrni, professeure au département d’histoire de l’UQAM.

1. Pour en savoir plus sur le projet de thèse de Caroline Trottier-Gascon et ses engagements communautaires, nous vous invitons à consulter son portrait sur le site Web du Centre d’histoire orale et de récits numérisés. http://storytelling.concordia.ca/content/trottier-gascon-caroline ainsi que l’article des Actualités de l’Université Concordia à l’adresse suivante: https://www.concordia.ca/ucactualites/central/nouvelles/2018/07/19/portrait-des-cinq-nouveaux-boursiers-vanier-de-concordia.html.