Caroline Robert est candidate au doctorat en histoire à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) sous la direction de Martin Petitclerc et de Jarrett Rudy. Ses intérêts de recherche portent sur la régulation de l’alcool et les constructions identitaires associées aux pratiques du boire au Québec au cours des 19e siècle et 20e siècle. Sous la supervision de M. Petitclerc, elle a complété un mémoire de maîtrise en histoire intitulé « À qui la faute ? » : le second mouvement de tempérance au Québec, l’alcool, la société et l’État au tournant du XXe siècle (1870-1922). Depuis 2015, Caroline Robert est membre étudiante et assistante de recherche au Centre d’histoire des régulations sociales (CHRS) où elle a travaillé sur plusieurs projets de géoréférencement. À ce titre, elle travaille présentement sur un projet de collaboration entre le CHRS et l’Écomusée du fier monde sur l’histoire de la gestion des problèmes sociaux à travers les institutions du quartier Centre-Sud à Montréal. Elle est l’une des deux lauréates 2018-2019 de la bourse doctorale du programme de soutien à la recherche offerte par Bibliothèques et archives nationales du Québec (BANQ).
Entrevue par Benoit Marsan
Benoit Marsan (BM) : Comment vous êtes-vous intéressée à l’histoire de la régulation de l’alcool au Québec ?
Caroline Robert (CR) : J’ai étudié en administration et en commercialisation de la mode avant d’entreprendre, en 2010, un baccalauréat en histoire à l’UQAM. Durant mon parcours de premier cycle, j’ai développé un intérêt marqué pour l’histoire de l’alcool. Plus précisément, cette curiosité est apparue à l’occasion d’un cours de recherche où j’ai travaillé sur une source primaire écrite par un père franciscain et qui traitait d’alcoolisme. Au tout début, je me suis surtout intéressée au thème de l’alcool et des femmes. J’ai ensuite approfondi le sujet dans d’autres cours de recherche. Comme j’ai développé une passion pour cette question, j’ai discuté avec Martin Petitclerc de la possibilité d’entreprendre sous sa supervision des études de deuxième cycle. Je viens d’ailleurs de compléter la maîtrise que j’ai débutée en 2015. Maintenant, je me consacre à un doctorat en histoire, afin d’approfondir mes recherches au sujet de l’alcool dans l’histoire québécoise.
BM : Vous avez déposé un mémoire de maîtrise à propos du second mouvement de tempérance au Québec au début du mois de septembre 2018. Pouvez-vous nous présenter ses grandes lignes ?
CR : L’objectif de mon mémoire est d’étudier la question de la responsabilité au travers des pratiques reliées au boire alcoolique au sein de la société québécoise à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle. Pour ce faire, ma recherche se divise en trois volets.
D’une part, j’identifie et je définis les principaux acteurs du deuxième mouvement de tempérance. Tout d’abord, on retrouve du côté anglo-protestant la Dominion Alliance for the Total Suppression of the Liquor Traffic et aussi un acteur féminin qui est la Woman’s Christian Temperance Union. Ensuite, chez les franco-catholiques, j’étudie deux groupes masculins : La Ligue antialcoolique de Québec et de Montréal et le comité de tempérance de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste. L’étude de ces différents mouvements permet de comprendre l’interaction de ces groupes sur l’enjeu de l’alcool au Québec.
L’autre axe du mémoire s’intéresse aux différents aspects du discours antialcoolique. L’analyse de cette rhétorique aide à saisir comment elle participe à la construction de certaines identités, notamment celles de genre et de classe. J’étudie aussi comment les médecins s’approprient le réquisitoire contre l’alcool dans le but d’accroître leur visibilité publique et d’ainsi parvenir à s’accaparer plus de pouvoir au sein de la société québécoise.
Le dernier aspect concerne les rapports que l’État québécois entretient avec l’alcool. Dans un premier temps, il s’agit d’une question qui est strictement fiscale. Des années 1870 à la fin des années 1910, la consommation est essentiellement régulée à travers la licence, qui est l’équivalent d’un permis de vente. Par la suite, on assiste à une brève période de prohibition concernant les spiritueux, de 1919 à 1921. Finalement, à partir de 1921, l’État québécois fonde la Commission des liqueurs de Québec (CLQ) afin de constituer un monopole étatique dans le but de réguler la vente et l’usage d’alcool.
BM : Dans votre recherche, vous étudiez comment le discours antialcoolique contribue à construire une représentation sociale de la classe ouvrière et des femmes à partir d’un point de vue bourgeois et patriarcal. Quels enjeux sous-tendent cette rhétorique ?
CR : Ce que je tente de démontrer dans mon mémoire est que ce discours représente une réponse facile de la bourgeoisie vis-à-vis des causes économiques et sociales de la paupérisation de la classe ouvrière et de la condition inférieure des femmes dans la société. Le plaidoyer bourgeois contre les boissons alcooliques fait porter le fardeau des problèmes sociaux sur les choix des individus. Dans cette logique, l’alcoolisme n’a pas d’origine sociale, mais est relié à la volonté. Par exemple, en suivant un tel raisonnement, si les ouvriers sont pauvres, c’est qu’ils dépensent leurs économies dans la boisson; s’il y a de la délinquance juvénile, c’est que les mères des milieux populaires préfèrent s’enivrer plutôt que d’assumer leur responsabilité maternelle. Ainsi, le discours des élites autour de la consommation d’alcool permet de stigmatiser certains groupes sociaux à la moralité supposément douteuse. Au Québec, comme ailleurs en Occident, il faut attendre le milieu du 20e siècle pour qu’on commence à considérer les causes sociales de l’alcoolisme, au lieu d’y voir seulement une pathologie propre à certaines catégories sociales.
En ce qui concerne la question spécifique des femmes, d’une part, le discours antialcoolique permet une emprise croissante des médecins sur leur corps à travers la médicalisation de la maternité. On va ainsi encadrer de façon très normative les pratiques en fonction d’une vision masculine de la pureté féminine. La consommation d’alcool chez les femmes est diabolisée, car on la juge responsable de plusieurs maux, dont la déficience physique ou intellectuelle des enfants, le faible taux de naissances, la délinquance juvénile, la prostitution, etc. Ceci a pour incidence d’exclure davantage les femmes de la sphère publique, car elles doivent de plus en plus se cacher pour boire. D’autre part, bien que les discours fassent état de la relation alcool-violence au sein des ménages, ces discours ne remettent jamais en cause la position de subalternes des femmes. Souvent, la violence familiale est présentée comme l’une des conséquences de la consommation excessive des hommes, et on n’interroge pas vraiment les causes réelles de ces comportements. En fait, l’alcool devient le bouc émissaire, l’explication, encore une fois facile des violences subies par les femmes. Finalement, ce réquisitoire ne fait que renforcer certaines conceptions sociales à propos des femmes et les stéréotypes patriarcaux qui lui sont associés.
BM : Un autre aspect de votre mémoire est de faire le lien entre l’intervention étatique concernant la consommation d’alcool et l’intérêt de plus en plus marqué de l’État à intervenir au sujet de la question sociale. Quels changements ceci occasionne-t-il pour la régulation de l’alcool au sein de la société québécoise au début du 20e siècle ?
CR : Avant la prohibition de 1919, la question de l’alcool est essentiellement fiscale du point de vue de l’État, car elle sert à financer ses activités. Au début du 20e siècle, avec le discours médical qui gagne en importance et les mouvements prohibitionnistes qui se développent, l’État québécois commence à se questionner davantage sur les impacts sociaux de cette consommation. Le gouvernement cède alors aux forces prohibitionnistes en 1919. Cependant, la prohibition est de courte durée. Effectivement, de 1919 à 1921, on voit poindre les problèmes de la contrebande et de la prolifération de l’alcool frelaté. De plus, le gouvernement du Québec se rend compte assez vite des impacts négatifs de la prohibition sur les finances publiques. Dans ce contexte, une réflexion s’amorce au sujet du problème de santé publique posé par l’usage de boissons alcooliques. Les pouvoirs publics québécois constatent aussi un peu partout l’échec de la prohibition. La solution gouvernementale est donc de créer une société d’État qui assume le monopole de la vente et de la distribution d’alcool dans la province. Ainsi, on croit être en mesure de réguler plus efficacement ce commerce.
L’entrée en vigueur de la Loi sur les boissons alcooliques en mai 1921 a pour effet de resserrer les pratiques de consommation qui étaient d’ailleurs de plus en plus encadrées depuis 1920. Désormais, le fardeau de la régulation n’appartient plus seulement aux taverniers, mais aussi à l’État. À cet effet, on met en place une police spéciale qui veille à la conformité des pratiques dans le cadre de cette loi.
BM : Dans le contexte des débats sur la légalisation du cannabis et la création de la Société québécoise du cannabis (SQDC), croyez-vous qu’il est possible de déceler certaines similitudes au sujet d’aspects étudiés dans vos recherches de maîtrise ?
CR : Tout d’abord, ce que j’aimerais que les gens retiennent de la lecture de mon mémoire, c’est surtout le contexte de panique morale autour de la consommation de l’alcool au Québec au tournant du 20e siècle. On assiste actuellement à un phénomène comparable autour de la question du cannabis. Cependant, à la suite de la création de la CLQ en 1921, la société québécoise ne s’est pas écroulée : la population ne s’est pas mise à boire davantage ni à sombrer dans la débauche ! Si l’on regarde certains textes du début du siècle précédent et qu’on substitue quelques mots et lieux, on retrouve des similitudes avec les réquisitoires actuels contre la légalisation du cannabis. Bien que la formulation de parallèles historiques comporte des limites, c’est quand même fascinant de constater de telles concordances.
Un autre aspect que l’on peut comparer entre les deux situations, est que de façon hypothétique, on risque d’observer une libéralisation progressive de la vente du cannabis tout comme ce fut le cas avec l’alcool. L’expérience d’une succursale de la CLQ dans les années 1920 n’a rien à voir avec celle d’un point de vente de la Société des alcools du Québec (SAQ) en 2018. À l’origine, on pénètre dans un espace austère avec un commis derrière un comptoir grillagé à qui l’on commande ses produits. Le client commande le produit à partir d’une liste de prix affichés sobrement et comportant très peu de choix. Les bouteilles ne sont pas étiquetées et sont remises à la clientèle dans un sac en papier brun à travers le grillage. Ceci représente une expérience d’achat qui se rapproche quelque peu de ce que l’on voit actuellement dans une succursale de la SQDC. En effet, tout comme à l’époque de la CLQ, la marchandise n’est pas directement accessible aux consommateurs, ce qui empêche de la toucher, de la regarder ou de la sentir. D’après moi, au fur et à mesure que le cannabis va devenir culturellement et socialement accepté, les pratiques de vente et de consommation vont se libéraliser tout comme on le constate avec l’alcool au cours du 20e siècle.
BM : Vous êtes lauréate de la bourse doctorale de soutien à la recherche 2018-2019 offerte par Bibliothèques et archives nationales du Québec. Tout d’abord, félicitations ! Ensuite, votre projet doctoral vise à poursuivre vos recherches à propos de l’histoire de l’alcool au Québec. Pouvez-vous nous entretenir davantage à ce sujet ?
CR : Je poursuis mes recherches doctorales là où s’arrêtent mes travaux de maîtrise, c’est-à-dire en 1921 avec la fondation de la CLQ. Mon objectif est d’étudier comment évolue la régulation étatique de l’alcool de 1921 à 1990. Il faut comprendre qu’en 1921, on a un contexte de vente et de consommation d’alcool très restrictif. À partir des années 1960, on assiste à des changements législatifs et la CLQ devient la Régie des alcools du Québec. Ceci entraîne une libéralisation graduelle de la vente des boissons alcooliques. Celle-ci se poursuit dans les années 1970 avec la naissance de la SAQ. Dès 1990, la libéralisation passe à un autre stade, alors que l’institution prend un tournant clairement commercial.
Conjointement à cette évolution, l’État se désinvestit de la question de la consommation. Il faut rappeler que, des années 1920 à 1960, il existe au Québec une police spéciale, la police des liqueurs, qui a un pouvoir immense pour faire respecter les normes et les lois en matière d’usage et de vente d’alcool. En 1960, celle-ci est intégrée à la Sûreté nationale, l’ancêtre de la Sûreté du Québec, et devient simplement une de ses divisions. Ceci marque une approche moins répressive. Par la suite, le désengagement de l’État en matière de régulation de la consommation va s’accroître. De nos jours, cette question est entre les mains d’organismes parapublics ou privés comme Éduc’alcool, Nez rouge, la fondation Jean Lapointe, les Alcooliques anonymes, etc. Bref, l’État ne s’immisce plus directement dans la régulation de l’usage de boissons alcooliques. Ma recherche doctorale cherche à comprendre cette évolution. En fait, il est assez paradoxal de constater que, bien que l’on conçoive aujourd’hui que l’alcoolisme soit un problème de santé publique, l’État se désengage de plus en plus et remet la gestion de celui-ci entre les mains d’institutions privées. Il s’agit d’un non-sens, car je crois que ce problème de santé publique et de prévention devrait être traité par l’entremise d’institutions publiques.
Finalement, mon projet doctoral poursuit aussi l’objectif plus large d’étudier, à travers la question de l’alcool, la formation de l’État québécois. La thématique de l’alcool peut paraître banale et quasi anecdotique à certains. Par contre, lorsqu’on se penche sur la question, il devient très clair qu’on peut y saisir d’importantes dynamiques sociales. En suivant l’implication de l’État dans la régulation de l’alcool, il est ainsi possible de déceler les changements dans le rôle qui lui est dévolu au sein de la société.
BM : Vous avez coorganisé le colloque Vice et criminalité qui s’est tenu à l’UQAM en 2017. Pouvez-vous nous entretenir de cet événement et de ses retombées ?
CR : À la suite d’une journée d’étude du CHRS organisé avec Amélie Grenier, une autre membre étudiante du Centre, nous avons décidé, en collaboration avec Donald Fyson et Martin Petitclerc, d’organiser un colloque sur la question du vice et de la criminalité. Pendant deux jours, plusieurs chercheurs et chercheuses du Québec, du Canada et des États-Unis ont présenté le fruit de leurs recherches dans ce domaine. Il va sans dire qu’il s’agit d’un exercice stimulant qui a donné lieu à de nombreux échanges et réflexions sur des enjeux reliés au vice et à la criminalité. D’ailleurs, nous travaillons actuellement à la publication d’un numéro spécial du Bulletin d’histoire politique pour faire suite au colloque. Les articles sont présentement à l’étape de l’évaluation et de la correction. Il s’agit d’un dossier à suivre !