Entretien avec Donald Fyson

Donald Fyson, professeur titulaire au Département des sciences historiques de l’Université Laval, est spécialiste de l’histoire du Québec aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles et notamment de l’histoire sociale, socio-juridique et sociopolitique. Il s’intéresse aux rapports entre État, droit et société, en particulier à la justice criminelle et civile, la police et l’administration locale. Il mène actuellement des recherches sur les effets juridiques et sociaux de la Conquête britannique du Québec, sur la justice pénale à Québec de 1760 à 1965, sur la peine capitale au Québec de 1760 à 1867, sur l’emprisonnement au Québec de 1760 à 1960 et sur la violence interpersonnelle au Québec / Bas-Canada. Il est membre du Centre interuniversitaire d’études québécoises et du Centre d’histoire des régulations sociales.

Entretien par Cory Verbauwhede.

Cory Verbauwhede: Vous êtes affilié au Centre d’histoire des régulations sociales. Parlez-nous un peu de votre lien avec le centre.

Donald Fyson: Je suis progressiste et le CHRS se démarque par sa vocation à mener des recherches d’un point de vue progressiste. C’est très important à un moment où le populisme de droite gagne en importance au Québec. Même si ce mouvement politique affecte surtout la vision de l’histoire que diffusent les médias de masse et moins celle ayant cours dans les universités québécoises, l’histoire professionnelle est de plus en plus marginalisée dans l’espace public. La vision sociale et engagée du centre peut en partie contrecarrer une telle désaffectation de la recherche historique sérieuse.

J’ai par ailleurs toujours partagé une passion pour la recherche empirique avec Jean-Marie [Fecteau] et les chercheurs du centre. Une constante dans les travaux du centre a été l’utilisation de techniques comme les analyses quantitatives et les bases de données pour appuyer les textes publiés.

Le centre me permet enfin d’être connecté à une communauté intellectuelle dynamique qui prend au sérieux la notion des régulations sociales, tout en évitant d’en faire un dogme. Sans sombrer dans les excès unidimensionnels de la notion de contrôle social, ce cadre théorique permet de comprendre l’évolution des politiques sociales du XVIIIe au XXe siècles comme une réponse aux tensions au sein du corps social et se prête bien à mon principal terrain de recherches qu’est la justice criminelle au Québec/Canada depuis 1760.

CV: Vous avez justement débattu de ce cadre théorique avec Jean-Marie Fecteau, notamment dans des échanges publiés dans la Revue d’histoire de l’Amérique française.

DF: Cet échange avec Jean-Marie, qui est encore d’actualité, oppose la recherche qui privilégie la structure des changements historiques à celle qui donne la priorité à la capacité d’agir ou agentivité (« agency» en anglais) des individus historiques. Jean-Marie était d’opinion que l’histoire sociale s’éloignait trop d’une compréhension globale des changements dans le temps pour se concentrer sur la « description dense », voire la micro-histoire. Il s’inquiétait du fait qu’une attention trop poussée aux détails nous fasse perdre le sens profond des importantes transformations sociales des temps modernes. Si je suis largement en accord avec lui sur ce principe, je suis par ailleurs fermement empiriste et j’ai tendance à commencer mes réflexions sur un projet de recherche par les faits empiriques plutôt que par le cadre théorique. Cette tendance menait forcément à d’importants débats lorsque les faits paraissaient contredire – ou au moins nuancer – les théories globales que Jean-Marie développait, notamment sur l’histoire du libéralisme. Il faut comprendre que j’ai été formé à l’époque de la domination de l’histoire sociale quantitative, où la question principale qu’on posait à l’aspirant historien était souvent davantage « Quelles sont vos données? » que « Qui sont vos auteurs? ».

CV: Pouvez-vous en dire un peu plus sur la teneur de ces débats?

DF: J’ai tenté de présenter une synthèse de ces stimulants échanges historiographiques, qui reviennent périodiquement, dans un article récent que j’ai écrit pour History Compass. Il y est question principalement de la signification de ce que nous caractérisons de façon imparfaite comme étant la transition de sociétés dites d’« Ancien régime » à des sociétés libérales au XIXe siècle. L’opposition principale est celle qui confronte la thèse de la rupture à celle du changement graduel. Ce n’est pas un débat nouveau et on trouve les mêmes enjeux par rapport aux révolutions française et américaine. Mais ces débats soulèvent de véritables enjeux de compréhension historique.

Un peu comme les Fabiens Sidney ou Beatrice Webb, qui ne voyaient aucun développement digne d’intérêt en matière sociale dans l’Angleterre d’avant les années 1830, Jean-Marie Fecteau concentrait son attention sur les années 1840 comme un moment charnière dans l’histoire du Québec et du Canada. Selon lui, s’il y a certes une accumulation de tensions sociales qui mènent aux Rébellions des Patriotes de 1837-1838 au Canada, ce n’est qu’après celles-ci que le barrage cède, avec les modifications de gouvernance qui accompagnent l’Acte d’Union de 1840. Selon Fecteau, les changements antérieurs à ces événements ne peuvent pas être correctement analysés en faisant appel à une logique libérale qui n’était pas encore en place. Quant à moi, je constate bien avant les années 1830 et 1840 d’importants précurseurs qui peuvent être qualifiés de « modernes » ou encore de « libéraux », dans le sens large de ces termes.

CV: Parlez-nous un peu plus de votre thèse qu’on pourrait qualifier de « gradualiste ».

DF: Je n’argumente pas en faveur du gradualisme par principe, mais en le basant sur les importants changements qui ont eu lieu entre la mise en place de l’administration britannique civile en 1764 et les Rébellions de 1837-1838. D’un point de vue macro, la population de la Province de Québec puis du Bas-Canada augmente rapidement pendant cette période, de 70 000 habitants à plus d’un million, ce qui nécessite la mise en place d’une structure administrative bien plus complexe qu’auparavant. Ces facteurs contextuels jouent un rôle important dans les changements qu’on peut observer à cette époque.

Par ailleurs, même l’« Ancien régime » britannique est en transition dès les dernières décennies du XVIIIe siècle et le début du XIXe. Prenons la prison et la police. Dès le tournant du XVIIIe siècle, on voit en Angleterre des tentatives de réforme des prisons selon les préceptes rationalistes de John Howard; on voit aussi la mise sur pied progressive de dispositifs policiers de plus en plus professionnalisés. Ces changements se répercutent sur le Québec. Par exemple, on commence à appliquer les principes de Howard au Bas-Canada dès la première décennie du XIXe siècle et une police semi-professionnelle existe déjà tôt dans ce même siècle. Pourtant, on décrit trop souvent les nouvelles prisons de Montréal et de Québec comme des institutions antérieures à la « véritable » réforme qu’est la mise en place de l’emprisonnement pénitencier et plusieurs historiens considèrent que la police au Québec est une institution implantée au milieu du XIXe siècle. Ces perspectives sont nourries par le discours des réformateurs des années 1830 qui dénonçaient les structures existantes et découlent aussi d’une application anachronique de définitions modernes de « prison », de « police », etc.

Parfois le Québec est même à la fine pointe de la modernisation libérale, comme c’est le cas avec certains aspects de la peine capitale. Prenons la question de ce qu’on fait des cadavres des personnes exécutées. Le Murder Act anglais de 1752 insistait sur la profanation des cadavres des meurtriers, soit par exposition publique du corps dans un gibet, soit par la dissection publique, afin que « some further terror and peculiar mark of infamy be added to the punishment ». Plus encore, les corps des individus exécutés pour d’autres crimes que le meurtre sont le plus souvent privés de sépulture chrétienne. Au Québec, les autorités abandonnent l’exposition publique des corps dès le début du régime britannique, et la dissection ne semble pas imposée comme sentence avant les années 1780; elle sera abolie à la fin des années 1830. Enfin, dès le début du XIXe siècle, les cadavres des autres exécutés commencent à recevoir des sépultures dans les cimetières.

CV: À quoi attribuez-vous ces changements si le « libéralisme » ne suffit pas comme explication?

DF: Il y a en définitive un processus de civilisation qui s’opère à cette époque, dans le sens où l’entendait Norbert Elias, avec une montée de l’intolérance des classes moyennes envers la violence publique de l’État. Cela a eu des impacts majeurs sur le fonctionnement interne de l’État au Bas-Canada. Par exemple, on adoucit alors considérablement l’application du « Bloody Code » (« Code sanguinaire »), ces lois criminelles anglaises du XVIIIe siècle qui imposaient la peine capitale pour une vaste gamme de crimes. Dès 1829, seuls les meurtriers et les traitres sont encore pendus. De même, l’imposition de la peine de la flétrissure publique et du pilori, punitions corporelles d’Ancien régime par excellence, tombe en désuétude à partir des années 1830.

En Angleterre, la transformation de la punition a parfois été associée à l’urbanisation et à l’industrialisation, ainsi qu’aux craintes engendrées par la montée des « populations dangereuses » que les punitions-spectacle n’auraient pas réussi à gérer. Toutefois, il y a souvent d’autres enjeux. Ainsi, les « processions de Tyburn », qui donnent régulièrement en spectacle les criminels venant de la prison de Newgate pour être pendus à Tyburn et qui se déroulent dans une atmosphère presque carnavalesque, sont abolies dans les années 1780 par simple décision administrative de la part des shérifs de Middlesex. Cette décision est certes prise en raison de plaintes des propriétaires dont les maisons longeaient l’itinéraire des processions, mais elle reflète aussi l’intolérance grandissante à l’égard de cette violence d’Ancien régime. Les exécutions sont alors toujours publiques, mais se tiennent désormais devant la prison elle-même. Au Bas-Canada, peu touché encore par l’industrialisation ou l’urbanisation, les autorités locales (les shérifs) suivent rapidement cette même voie : dès le début du XIXe siècle, les exécutions ont lieu devant les prisons urbaines. On vient même à ériger des clôtures qui encerclent le bas des échafauds, pour épargner à la foule le spectacle épouvantable de l’exécuté tournant au bout de la corde pendant ses derniers moments d’agonie. Tout cela a lieu bien avant les réformes de la justice des années 1840…

CV: Pouvez-vous nous dire en quoi cette thèse gradualiste nuance ou contredit celle de la rupture?

DF: Il y a de multiples différences d’interprétation qui en découlent par rapport à la thèse de la rupture. Par exemple, l’idée selon laquelle la prison d’Ancien régime ne servait que de « salle d’attente » avant le jugement ou le véritable châtiment et qu’elle n’était pas une punition en elle-même est contredite par les faits. Même en France, les bagnes qui, dès le début du XVIIIe siècle, remplacent les galères, ces bateaux où l’on punissait les condamnés à des travaux forcés, sont de fait des prisons. Ou encore, en Angleterre, les « bridewells» pour les personnes désœuvrées comme les vagabonds et les prostituées existent dès le XVIIe siècle, comme l’a notamment démontré Joanna Innes. Dans la Province de Québec, on trouve des personnes condamnées à des peines de prison comme punition principale dès le début du régime britannique.

CV: Parlez-nous un peu de vos autres axes de recherche.

DF: Étant basé à Québec, j’ai forcément une perspective un peu différente par rapport à mes collègues montréalais, qui trop souvent se concentrent sur la métropole à l’exclusion du ROQ (« Rest of Quebec »). La ville de Québec représente d’ailleurs un cas d’intérêt en matière d’évolution historique de la justice pénale. Située au cœur de l’économie mondiale en vertu de son port qui ouvre un accès privilégié vers l’Amérique du Nord, cette ville participe pleinement à la modernité occidentale au milieu du XIXe siècle. Toutefois, elle est déjà une ville plus conservatrice que Montréal, ce qui se sent au temps des Rébellions dont l’impact y est moins important, en partie à cause de la présence forte de la garnison britannique et des retombées économiques qui en découlent. À partir des années 1870, Québec se referme sur elle-même, en cadence avec la perte d’importance de son port. Elle perd sa diversité ethnique et son ouverture sur le monde. Elle devient en quelque sorte une ville antimoderne, où les élites judiciaires opposent à toute critique un front commun fermé. On note entre autres la quasi-absence à Québec de scandales publiques liés à la justice, des années 1870 jusque dans les années 1950, contrairement à Montréal. Une commission d’enquête au début des années 1960 identifie tout un système de corruption, en place depuis des décennies, qui implique la cour municipale de Québec ainsi qu’une douzaine d’échevins. Des poursuites criminelles sont intentées, mais les preuves sont détruites dans une incendie et personne n’est condamné.  L’esprit de fermeture à Québec reste courant jusqu’à très récemment, comme le montre l’histoire de Blanche Garneau, cette jeune fille qui a été violée et étranglée dans un parc de Québec au début des années 1920. Des soupçons se portent vers des fils d’élus et des journaux montréalais accusent le gouvernement de vouloir taire l’affaire. Le gouvernement s’en mêle et fait disparaître le problème en nommant une commission d’enquête qui conclut au mystère. Un historien qui se penche sur cette histoire de plus près dans les années 1980 se fait même dire qu’il serait mieux de ne pas s’en mêler… Bref, Québec jusque dans les années 1950 offre une étude de cas fascinante sur la manière dont fonctionne la justice pénale dans une ville plutôt fermée, uniforme, et conservatrice.

Pour aller plus loin, on consultera l’ouvrage de Donald Fyson, Magistrats, police et société : la justice criminelle ordinaire au Québec et au Bas-Canada (1764-1837) (Montréal, Hurtubise, 2010).