Entretien avec Pierre Fournier

Cet entretien s’inscrit dans la section du blogue intitulée « Acteurs et actrices », qui présente le travail et l’implication d’acteurs et d’actrices, collectifs ou individuels, dont les actions ont façonné des pans de l’histoire correspondant aux domaines de recherche du CHRS. Nous cherchons ici à documenter le rôle de ces personnes ou de ces groupes peu connus, trop souvent ignorés, mais qui à leur manière et à leur échelle demeurent des témoins et des acteurs de l’histoire.

Pierre Fournier est travailleur social de formation. Il travaille comme organisateur communautaire et fait de la chanson sociale. Il a milité au sein du mouvement syndical, des groupes communautaires et d’organisations politiques. Il se définit comme travailleur de la culture, plutôt que comme musicien. Pour lui, la chanson est un véhicule privilégié pour dénoncer les injustices.

Entrevue par Benoît Marsan

Benoit Marsan : D’où provient votre intérêt pour la chanson populaire et militante ?

Pierre Fournier : Tout d’abord, j’ai toujours aimé la chanson. Mon intérêt pour la chanson populaire et militante provient des années 1970 alors que j’étais aux études en travail social. En étudiant, j’ai approfondi mes connaissances et réflexions sur les injustices. Notamment, à propos du fait que celles-ci sont inscrites dans les rapports sociaux qui régissent notre société. Parallèlement, je me suis rendu compte que la chanson avait un pouvoir important de rassemblement sur les individus et qu’elle permettait de véhiculer des messages. D’où mon intérêt provient-il exactement ? Je ne le sais pas… Je sais cependant que j’ai toujours aimé chanter. J’ai appris la guitare et le chant tout jeune, quand j’étais dans les scouts. À cette époque, je trouvais que les chansons autour du feu de camp créaient une unité et une atmosphère particulière, alors que nous chantions tous ensemble. Cet aspect de la culture et de la chanson, j’ai pu le constater à plusieurs reprises à travers les années.

Un autre événement important est ma rencontre avec Jean-Claude Parrot, un ancien leader syndical. Lors de ses voyages au Chili, il a constaté l’influence que pouvait exercer la culture – comme le théâtre, le cinéma et la chanson, etc.- au sein des mouvements sociaux et plus spécifiquement dans le mouvement ouvrier. Je l’ai rencontré pour la première fois dans le cadre d’activités politiques au début des années 1980. De mon côté, j’étais proche de l’organisation En Lutte! et je jouais dans leurs soirées de solidarité. Quelques années plus tard, on s’est revu à Vancouver dans le cadre des activités entourant le 1er mai, la journée internationale des travailleuses et des travailleurs, dans un festival qu’on nomme là-bas May Works. Je ne sais pas si ça existe encore… J’y suis allé en 1989 si je me souviens bien. L’événement se déroulait pendant sept jours. Il y avait au programme du théâtre, des conférences, des expositions, etc. Parrot était là comme conférencier. J’avais un répertoire de chansons engagées à l’époque, mais c’était disparate et ça ne faisait pas partie d’une démarche précise. Jean-Claude Parrot travaillait alors à la mise sur pied d’un programme de formation avec les syndicats des postiers et des travailleurs de l’automobile. Il voulait intégrer une dimension culturelle et historique à celui-ci. Cette aventure a été un moment décisif pour moi. Sans cela, j’aurais probablement continué à faire mes petites affaires, mais pas dans le cadre d’un projet organisé de la sorte.

Je participais donc à une formation de cinq jours, intégrée à une formation plus large qui s’échelonnait sur 5 mois, à raison d’une semaine par mois. On y abordait plusieurs éléments tels que les enjeux sociaux, une analyse de la conjoncture, les relations hommes/femmes, l’homophobie, le racisme, le sexisme, etc. Pour ma part, je présentais une histoire du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux à travers certains épisodes marquants, le tout appuyé par la chanson. C’est de là qu’est née l’initiative De lutte en turlutte. Pendant des années, j’ai contribué à cette initiative plusieurs fois par année.

BM : Que retrouve-t-on généralement comme contenu dans ces chansons ? Sur quoi nous renseignent-elles ? Existe-t-il une différence marquée dans le répertoire québécois si on le compare au folk et au protest song anglo-américain ?

PF : Ces chansons présentent un contenu assez varié. Beaucoup tournent autour d’anecdotes. J’ai énormément travaillé à réunir des textes de la chanson sociale du Québec et plusieurs relèvent du folklore. Il y a ensuite la chanson politique qu’on retrouve au 19e siècle et au début du 20e siècle, mais c’est généralement en faveurou en défaveur d’un candidat aux élections et c’est aussi très anecdotique. Il y a d’ailleurs quelques personnes au Québec qui ont travaillé sur ce sujet, je pense en particulier à deux livres : Chansons Politiques du Québec, en deux tomes, de Maurice Carrier et Monique Vachon. On y retrouve des centaines de chansons politiques. Pour moi, c’est plus ou moins intéressant, car c’est surtout en lien avec la politique partisane.

Du côté du mouvement syndical, il y a énormément de chansons qui portent sur des revendications ou des événements précis, tel un conflit de travail. À ma connaissance, le répertoire au Québec et au Canada anglais est beaucoup moins riche et original que celui en provenance des États-Unis. Si par exemple on regarde la discographie des albums De lutte en turlutte, beaucoup de compositions originales proviennent du sud de la frontière. Les chansons classiques composées par Joe Hill ou Woody Guthrie vont notamment revenir souvent dans le contexte canadien. Au Québec, je trouve que la chanson ouvrière est plus fragmentée et touche généralement à un événement précis. Ce qui en fait un corpus un peu plus disparate contrairement à la chanson sociale. Bien entendu, il y a des exceptions, je pense à La vie de factrie, mais c’est plus rare. On en compte une pour des dizaines de chansons militantes ouvrières. Par exemple, Heureux d’un printemps de Paul Piché a connu un succès qui réside dans le fait qu’il porte un message universel et qui perdure dans le temps, contrairement à une chanson sur la grève à la United Aircraft ou encore les chansons composées par les groupes marxistes-léninistes dans les années 1970. Souvent, ces chansons deviennent dépassées peu de temps après leur écriture. Une chanson comme La vie de factrie, bien qu’elle date quelque peu, a toujours un écho et peut être chantée dans plusieurs contextes encore de nos jours.

Au Québec comme aux États-Unis, les thématiques de ces chansons se rejoignent. Elles abordent les conditions de vie comme l’exclusion ou le chômage. Les styles musicaux se ressemblent un peu aussi. Je trouve qu’au Québec on a cependant une petite touche humoristique qui vise probablement à atténuer la dure réalité, mais qui ne rend pas pour autant les chansons moins critiques. On est plus dans le style chansonnier avec des airs de folk et de country. D’ailleurs, on ne parle pas beaucoup de la musique country. Cependant, sans être un genre très critique, on y raconte beaucoup le quotidien des gens du commun et leurs conditions de vie difficiles : par exemple les chauffeurs de taxi, les camionneurs, les travailleurs forestiers, etc.

BM : Il existe plusieurs chansons québécoises qui ont été composées au cours de la Grande Dépression. Comment celles-ci nous permettent-elles de mieux comprendre cet événement à partir du point de vue des gens qui sont affectés par la Crise ?

PF : Il s’agit d’une source très, très riche. Les chansons des années 1930 ont pour point de départ la vie quotidienne, en plus d’être dénonciatrice des conditions de vie des gens. On ne dénonce pas toujours explicitement le système, mais c’est tout le temps sous-jacent. Elles sont à la fois populaires et rassembleuses. Les gens se reconnaissaient dans les rythmes et les référents culturels. Elles étaient pour la plupart anonymes et les paroles étaient en majorité composées sur des airs connus. C’était un procédé très commun dans la composition des chansons à cette époque. Par exemple, on dit que Woody Guthrie aurait composé plus d’un millier de chansons. Cependant, la grande majorité de son répertoire est constitué de mélodies qui étaient déjà populaires. Au Québec, on a fait la même chose. C’est ce qui permettait aux gens d’exposer leurs conditions de vie en simplifiant la diffusion et l’adhésion du plus grand nombre. On a qu’à prendre connaissance de leurs contenus et on voit très bien que les personnes sont pleinement conscientes de la situation et l’expriment à travers la chanson populaire. Par la chanson, on dénonce un système qui mène la classe ouvrière à la pauvreté et à l’exclusion.

BM : Quel est la démarche derrière le groupe musical Break syndical et dans quels contextes et événements se produit-il ?

Le credo de ce groupe de musique est la chanson sociale et ouvrière. On a fait beaucoup de recherche pour constituer notre répertoire. Récemment, on a décidé de sortir un peu de la musique engagée québécoise et nord-américaine pour se tourner vers un répertoire international, par exemple avec des chansons africaines ou brésiliennes. À travers nos performances, on veut présenter l’expérience riche des mouvements sociaux et du mouvement ouvrier. On cherche à démontrer que malgré plusieurs moments difficiles dans l’histoire, on arrive toujours à les surmonter. C’est ce message qu’on cherche à diffuser à travers nos performances.

On joue beaucoup dans les groupes communautaires un peu partout au Québec. On fait aussi des concerts dans les organisations syndicales, notamment dans les congrès ou dans des cocktails. Des fois aussi, pour un party de retraite dans le milieu syndical, on va nous inviter pour faire une demi-heure ou 45 minutes de prestation. Cependant, ce que l’on préfère, c’est une formule « boîte à chanson ». Par exemple, lorsqu’un comité logement ou un groupe de défense des sans-emploi nous invite lors d’un événement. Jusqu’à il y a deux ou trois ans, on pouvait se produire quatre ou cinq fois par mois. Maintenant, on fait dix ou douze concerts par année.

BM : Selon vous, comment la chanson engagée permet-elle de transmettre la mémoire et l’histoire des mouvements sociaux en général et du mouvement ouvrier en particulier ?

PF : La chanson est un véhicule très puissant pour faire passer un message. On ne parle pas de message subliminal ici. Il s’agit de paroles qui circulent sur une mélodie et les gens vont donc mieux les garder en mémoire. C’est plus facile à se rappeler qu’un poème ou un discours. Quand les chansons abordent l’histoire sociale ou ouvrière, non seulement elles permettent de retenir des événements historiques, mais elles permettent aussi un exercice de réflexion sur des enjeux sociaux. La chanson n’a pas juste une dimension intellectuelle, elle a aussi une dimension émotionnelle. C’est la convergence de ces deux dimensions qui rendent les messages plus percutants. Du moins, c’est ce que je crois. Malheureusement, la chanson engagée n’est pas un genre que l’on entend à la radio. Elles ont une diffusion plutôt restreinte. Malgré tout, dans le contexte où elles sont jouées, je suis convaincu que nos chansons ont un impact sur les gens.

BM : Pouvez-vous nous présenter l’origine et l’élaboration du projet de livre et de disque De lutte en turlutte ?

PF : Comme je le disais plus tôt, j’ai été engagé par le syndicat des postiers et celui des travailleurs de l’automobile pour participer à leur programme de formation. J’avais pour mandat d’organiser une soirée qui présentait l’histoire ouvrière, mais à travers la chanson. L’idée était de présenter des épisodes marquants, soutenus par des chansons, plutôt que par l’entremise d’une ligne du temps et de dates. Plus ça allait, moins je parlais et plus je jouais et chantais. Tout ça m’a forcé à systématiser une démarche. J’avais besoin de trouver une cohérence dans les chansons que je présentais et que je jouais. Elle s’est présentée à deux niveaux : dans l’élaboration de mon répertoire, mais aussi dans ma réflexion sur l’histoire. J’ai été soutenu par des historiens tels que Jean Provencher, Jacques Rouillard et Robert Comeau qui m’ont aidé à comprendre la ligne du temps au Québec, tant au niveau social qu’au niveau des grands jalons de l’histoire ouvrière, des luttes importantes et des épisodes déterminants. Une fois cette chronologie établie, je me suis mis à chercher des chansons qui correspondaient à ces différents contextes historiques. Au fur et à mesure de mes formations, on me demandait ce qui restait de toute cette démarche. Aussi, les gens voulaient les textes et les enregistrements des chansons, pour s’en souvenir, ou bien pour les utiliser ou les jouer. Nous n’avions ni l’un ni l’autre. Alors la production du livre De Lutte en turlutte avec les paroles et les partitions musicales est devenue primordiale. S’en est suivi l’enregistrement des deux CD  De Lutte en turlutte volume 1 et De Lutte en turlutte volume 2. Comme j’avais beaucoup de cahiers de chansons en provenance des États-Unis, je m’en suis inspiré. Dans ces livres, on trouve les partitions, les paroles et des textes qui expliquent l’origine des chansons ou leurs contextes de production. J’ai alors choisi cinquante chansons et j’ai demandé au bassiste, avec qui je jouais, d’écrire les partitions. Ensuite, je me suis mis à la recherche de courts textes et de photos. Le corpus porte surtout sur le fait français, les conditions de vie ou les luttes ouvrières. La première chanson date des années 1600 et la dernière, Du pain et des roses, a été écrite pour la marche de 1995 portant le même nom. J’ai contacté cinquante personnes, des acteurs ou des commentateurs, pour écrire un texte explicatif sur chacune des chansons. Par exemple, j’ai demandé à Françoise David d’écrire un cours texte pour présenter le contexte de la marche de 1995. C’est comme ça qu’est paru le livre De lutte en turlutte. D’ailleurs, j’ai travaillé quelque temps à la CSN, avant cette période, et j’avais à l’époque amorcé le travail sur un cahier de chants, un peu dans le même esprit. Donc, ce livre était en quelque sorte la continuité de cette démarche. Comme on avait le livre, les gens ont par la suite demandé des enregistrements. On a alors enregistré deux CD en sollicitant des souscriptions en prévente auprès des syndicats.

BM : Est-ce qu’une chanson en particulier se démarque de votre répertoire musical par sa richesse et son importance historique ?

PF : Il y en a quelques-unes, mais je préfère parler de celles que j’apprécie particulièrement jouer. Premièrement, j’en ai composée une avec le bassiste de Break syndical, Rodrigo Salazar, qui s’intitule Le citoyen mécontent. Cette chanson raconte la dérive qu’on observe depuis plusieurs années dans les services publics, où l’on passe du statut de citoyen à celui de client. Il y a aussi un morceau de Woody Guthrie que j’ai adapté en français, Going Down the Road. C’est une chanson fétiche pour moi. C’est l’histoire d’un type au statut précaire qui doit travailler pour nourrir sa famille et qui se questionne sur sa réalité alors qu’il est en conflit avec son patron. Finalement, je pense à une de mes compositions, qui s’intitule Tu n’étais pas dans mes souliers et qui raconte deux grèves, une dans le secteur de l’amiante et l’autre dans l’industrie des pâtes et papiers, et qui traite des conditions de travail des grévistes, ainsi que de leurs aspirations.

BM : Avez-vous d’autres projets musicaux en préparation ?

PF : Depuis deux ans, j’ai énormément de plaisir à donner un atelier qui s’appelle Une histoire sociale du Québec en images et en chansons. Je fais ça en solo. Je présente une ligne du temps avec des épisodes de l’histoire québécoise. Le tout, par l’entremise de photos et de chansons. Je joue neuf morceaux et je présente plus de 150 images. J’y inclus aussi un point de vue critique sur notre société. Je le donne dans des organismes communautaires et dans des groupes en charge de l’accueil et de l’intégration des immigrantes et des immigrants. Avec l’âge, c’est plus facile pour moi de jouer de la guitare et l’atelier est plus agréable à donner qu’un spectacle ou une présentation qui comprend seulement des chansons. Je le donne autant que je veux et il est fortement en demande. Je l’offre gratuitement aux organismes à but non lucratif et je peux à l’occasion le donner plusieurs fois par semaine.