Clara Deville est travailleuse sociale et doctorante en sociologie à l’Université de Picardie Jules-Verne (Amiens). Ses recherches portent sur le phénomène croissant du non-recours aux droits sociaux, où malgré l’octroi de droits, leurs bénéficiaires n’en font pas usage, soit par méconnaissance, soit, le plus souvent, par choix. Ce choix découle d’une nouvelle conception des droits sociaux portée par les politiques sociales dite « d’activation » des bénéficiaires, une hybridation des politiques assistancielles et des politiques d’insertion professionnelle qui est au cœur de la nouvelle question sociale et du renouvellement de la distinction entre pauvres méritants et déméritants, des motifs historiques propres au libéralisme du XIXe siècle.
Entrevue par Cory Verbauwhede, en vue de la communication qui aura lieu le 2 septembre à 11 h intitulée « Le non-recours au RSA : les effets d’une nouvelle conceptualisation de la question sociale sur l’accès aux droits ».
Cory Verbauwhede : Comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser au phénomène du « non-recours » aux droits sociaux?
Clara Deville : Je suis travailleuse sociale depuis 2009 et dans le cadre de mon travail j’ai pu constater de près les conséquences des mesures d’individualisation des droits sociaux et d’activation des bénéficiaires telles que le revenu de solidarité active (RSA). Je suis retournée aux études afin de mieux comprendre les effets de ces politiques. Mes recherches dans le cadre de la maîtrise portaient sur des exploitants agricoles de la Gironde dont la récolte et les outils de travail avaient été détruits par la grêle. On leur proposait le RSA, mais ils n’en voulaient pas. C’est ainsi que le concept du « non-recours » s’est révélé comme un fertile champ de recherche permettant de se poser, sous de nouveaux angles, d’anciennes questions ayant trait à l’accès effectif aux droits et à la difficulté de leur mise en œuvre.
CV : Pourriez-vous nous expliquer le concept?
CD : Les droits ont changé avec le regard que l’on porte sur les bénéficiaires et les outils conceptuels pour les comprendre suivent cette mutation. Les politiques sociales se focalisant de plus en plus sur le comportement des personnes qu’elles visent, la notion du non-recours permet de se situer au niveau des actions de celles-ci, plutôt qu’au niveau des logiques institutionnelles. Ce cadre d’analyse reflète donc un changement d’approche, car le phénomène du « non-recours » peut être retrouvé dans des écrits plus anciens, mais sous d’autres noms. Ce qui s’en rapproche le plus ce sont les recherches dans le domaine de la sociologie de la pauvreté, comme par exemple les travaux de Georg Simmel, qui définit les pauvres comme toute personne relevant de l’assistance, qu’elle en bénéficie effectivement ou non, ce qui laisse supposer que l’accès aux droits était déjà perçu comme non-automatique. Le « non-recours » est de plus en plus à la mode, surtout depuis l’intensification des mesures gouvernementales dites de « lutte contre la pauvreté » ces dernières années. Même la Caisse d’allocations familiales (CAF) a commencé à utiliser le terme!
CV : Faut-il se méfier du fait que la politique semble s’en est emparé?
CD : Je veux en fait m’éloigner de la notion du non-recours telle qu’habituellement conçue. Ma recherche de terrain révèle que les gens, dans leurs parcours d’accès à leurs droits, n’ont pas un vécu binaire, contrairement à ce que peut sous-entendre la notion du non-recours. C’est plus complexe que cela. Ils s’essaient, et quand cela ne fonctionne pas, ils peuvent retenter leur chance à nouveau un peu plus tard. On voit d’ailleurs dans ces multiples tentatives l’envers de la médaille de la responsabilisation individuelle : la logique d’une action publique qui se veut « accessible » à l’usager est que l’obtention du droit dépend de l’action de l’individu, qui variera selon ses caractéristiques personnelles. Il faut faire attention, car en analysant les politiques sociales par le biais du non-recours, les chercheurs peuvent en quelque sorte être piégés, en devenant le véhicule des politiques qu’ils tentent de décortiquer. Ainsi, comme les politiques elles-mêmes, les analyses courent le risque de se concentrer de plus en plus sur l’individu et non sur les institutions ou sur les nouvelles formes des droits, qui sont pourtant hautement problématiques.
CV : Vous donnez une importance à la notion de territoire et plus largement à l’environnement physique dans lequel se déroulent les parcours des citoyens.
CD : Oui. Le maillage territorial de l’accès aux droits évolue assez rapidement en raison de pressions qui sont mises sur les institutions, notamment en matière de financement. Cela se traduit par une présence physique réduite de l’État et des administrations sur le territoire et par un délaissement des milieux ruraux, menant à des difficultés d’accès accrues au fur et à mesure que les institutions se retirent. Celles-ci donnent comme justification la nécessité de « rationaliser » les services afin d’éviter des « ruptures de services », ce qui se joue dans le cadre d’importantes coupures budgétaires. Pour tenir ensemble ces différentes injonctions (la baisse des dépenses publics, le service à l’usager, …) un outil de la rationalisation de l’activité administrative est la « dématérialisation » des services gouvernementaux ou le tournant du « e-government », comme s’il n’y avait qu’une façon d’inscrire les nouvelles technologies au sein de l’administration publique.
Or, sous-tendant l’enjeu des finances publiques et les explications un peu faciles concernant l’internet, il y a un changement de fond des modalités de l’action publique. On est en effet passés d’une logique de proximité à une logique d’accessibilité, où le rôle de l’usager prend le devant sur celui des administrations. On le constate dans l’architecture même des bâtiments publics. Lorsqu’on compare les nouvelles structures aux photos des années 1950, les différences sautent aux yeux. Finie la rigidité de bâtiments carrés où dominent les lignes droites et les guichets identiques alignés issus de l’imaginaire de la modernité et symbolisant l’accès homogène à des droits universels; aujourd’hui le nouveau management public pense en termes de gestion des « flux » et de la qualité de l’« accueil », et se soucie plus généralement de fournir un support qui permettra aux bénéficiaires de se débrouiller tout seuls. L’exemple de la CAF de Bordeaux l’illustre bien : le hall d’entrée ressemble à un aéroport, il y a plusieurs files d’attente devant des boxes ouverts dispersés çà et là, et des agents d’accueil s’affairent à diriger le plus possible de personnes vers des bornes informatiques. Tout cela plaît bien à une certaine section de la population qui est urbaine et éduquée et qui n’est pas intimidée par des pressions de temps, mais certaines franges des populations rurales auxquelles j’ai eu affaire ne sont pas du tout à l’aise dans ces nouveaux environnements.
CV : Est-ce que les administrations sont au courant de ces malaises ressentis par une partie de la population?
CD : Elles disent l’être, mais elles retombent toujours sur la rhétorique de l’accessibilité. Elles diront : « OK on est moins présents, mais on est plus accessibles par internet, donc au final la population est gagnante ».
CV : Votre approche rappelle l’étude de Pierre Bourdieu sur les hommes de la campagne du sud de la France qui ne réussissaient plus à trouver de conjointes en raison de codes sociaux changeants, et notamment de leur urbanisation.
CD : En effet! Et Bourdieu a fait son étude de restructuration sociale en milieu rural dans les années 1960 non loin d’ici (Bordeaux), dans le Béarn. Ce qu’il faut comprendre, c’est que le fait d’habiter un espace c’est plus que simplement être quelque part, c’est aussi en avoir les codes. Ainsi, lorsque toute une population vit un malaise face à des interventions publiques, force est de conclure que ces politiques visent à l’en exclure en exigeant des codes sociaux que ces personnes n’ont tout simplement pas.
CV : Est-ce que ces malaises se dissiperont à mesure que la connaissance des nouvelles technologies s’améliore?
CD : C’est ce qu’argumentent les institutions, mais rien n’est moins sûr. En effet, quand on dépend d’un revenu social pour vivre, on veut être rassuré, ce que ne fait pas un ordinateur. Je ne nie pas que l’informatisation accrue constitue une amélioration pour les travailleurs et pour d’autres groupes qui ont peu de temps pour se déplacer en personne, mais il faut bien prendre acte du fait qu’on est en voie de redessiner les frontières de l’exclusion et de la vulnérabilité sociales. Il faut en outre éviter de s’asseoir, comme le font les administrations, sur le vœu pieux qui voudrait que la technologie les fera disparaître comme par magie. L’effet de ces « innovations » n’est pas neutre sur le plan des inégalités sociales et de l’accès aux droits. La CAF prétend pouvoir faire plus avec moins, mais la mise en œuvre de ses formes de modernisation de l’accueil administratif produisent des effets en termes d’inégalités d’accès aux services publics.
CV : Je suis curieux de savoir si vous êtes tombée sur des fonctionnaires « dissidents » dans le cadre de vos recherches?
Le cadrage de mes analyses de terrain se situe en amont du « guichet » – c’est-à-dire le point d’interaction entre le bénéficiaire et l’administration – donc j’ai peu de données sur l’administration ou sur les fonctionnaires en tant que tels. Je me suis plutôt intéressée aux rapports sociaux permettant d’accéder au guichet, du point de vue des bénéficiaires. Il y a cependant certaines expériences qui m’ont été relayées concernant les interactions des citoyens avec l’administration qui peuvent jeter une certaine lumière sur cette question. Le facteur humain demeure à cet égard très important : plusieurs personnes que j’ai interviewées ont par exemple réussi à faire valoir leurs droits grâce à un fonctionnaire particulièrement soucieux de leurs droits, là où elles avaient reçu une fin de non recevoir auparavant. On voit d’ailleurs dans cet exemple tout le problème de la réduction systémique des interactions entre fonctionnaires et bénéficiaires.
L’aspect juridique des droits sociaux s’est beaucoup complexifié et le travail des institutions telles que la CAF et la Mutualité sociale agricole (MSA) centre surtout sur cet aspect, en évacuant la question de l’accompagnement et de la relation de service, laquelle dépasse de loin le simple « accueil ». Ces questions pratiques essentielles doivent donc être portées par d’autres intervenants tels que les départements, les associations locales, les centres communaux d’action sociale (CCAS) ou autres organisations municipales, et évidemment par les travailleurs sociaux. Cette décharge de responsabilités mène à l’apparition d’une infinité de parcours individuels uniques qui varient en fonction de la disponibilité et du financement de ces intervenants, lesquels sont très inégaux sur le territoire.
Ces contradictions entre les politiques affirmées par les institutions et la réalité vécue par les bénéficiaires sont particulièrement visibles pour ceux et celles qui s’occupent de la première ligne et notamment pour les travailleurs sociaux qui, comme moi, ne sont en grande partie pas convaincus par ces réformes. Le travail social a toujours eu à gérer les contradictions entre ces deux plans, mais celles-ci sont particulièrement criantes dans le contexte actuel. En effet, toute la rhétorique de l’« activation » est une tentative de récupérer des notions présentes depuis toujours dans le travail social et de les habiller d’autres significations. On ne s’intéresse plus à aider les personnes à devenir autonomes, on les contraint à l’autonomie, ce qui est toute une différence!
CV : Auriez-vous un exemple pour illustrer les effets de cette rhétorique?
CD : Oui. Il y a actuellement des débats en Haute-Saône concernant des propositions de rendre le bénévolat obligatoire pour les bénéficiaires du RSA. On comprend bien (les travailleurs sociaux le disent depuis toujours!) que l’inactivité pèse lourd dans la vie d’une personne et que le bénévolat peut y apporter un certain remède, mais le fait de le rendre obligatoire brise plusieurs logiques et transforme ces « bénévoles contraints » en citoyens de seconde zone. Marcel Mauss parlait du cycle de don et de contre-don comme fondement du lien social, mais ici ce cycle est brisé : on demande aux bénéficiaires de commencer avec le contre-don comme condition d’accès à la société, sous peine d’exclusion totale.
*Cette entrevue sera publiée simultanément sur le site d’Histoire engagée dans une section dédiée au colloque. HistoireEngagee.ca est un site Internet soucieux de commenter l’actualité dans une perspective historique. À cet effet, il propose des blogues, de courts articles et du contenu multimédia abordant des enjeux propres au Canada, au Québec et à la scène internationale, inspirés par une démarche historienne rigoureuse dans un style accessible.